Les chercheurs relient cette diversification à plusieurs facteurs : la proximité croissante avec les groupes humains, une nouvelle alimentation incluant des restes agricoles et des déchets, l’adaptation à de nouveaux rôles (chasse, campement, garde, transport), des modifications environnementales provoquées par les premiers établissements permanents. Dès le Néolithique, les chiens ne sont donc pas de simples animaux tolérés : ils participent de façon active aux stratégies de subsistance humaines et évoluent en conséquence. Cette évolution oblige à réfléchir à la nature même de la domestication.
L’ethnozoologie, discipline étudiant les relations entre humains et autres animaux, montre que le regard porté sur le non-humain a continuellement fluctué selon les sociétés, les milieux et les besoins. Une distinction classique oppose traditionnellement : l’animal sauvage, vivant en dehors de la maison humaine (du latin salvaticus, de silva, forêt), se reproduisant sans intervention humaine et possédant un instinct autonome ; l’animal domestique (issu de la domus), c’est-à -dire intégré matériellement et symboliquement à l’espace humain, transformé par l’élevage et répondant à des besoins identifiés : production, force, compagnie, protection, chasse, etc. Mais cette distinction est en réalité loin d’être aussi claire qu’on pourrait le croire. De nombreux animaux aujourd’hui considérés comme « domestiques » ne cochent pas tous les critères attendus. Une espèce n’est véritablement domestiquée, dans le sens biologique du terme, que si :
- elle est apprivoisée, donc tolérante à la proximité humaine ;
- sa reproduction est contrôlée et découplée de la population sauvage ;
- elle rend un service direct (travail, nourriture, cuir, compagnie) ;
- elle présente des différences génétiques et morphologiques durables par rapport à la population sauvage d’origine ;
- le processus est irréversible : l’espèce conserve sa dépendance vis-à -vis des humains à long terme.
Dressage, captivité, élevage : des conditions sans domestication
Or, beaucoup d’espèces cohabitant avec l’homme échappent à ces définitions. Les commensaux (rats, blattes, souris, mouches, moustiques) vivent dans l’environnement humain, mais sans être contrôlés, élevés, ni apprivoisés. Ils dépendent de nos structures sans être domestiqués, ce qui rend leur statut ambigu. Une autre confusion fréquente consiste à assimiler dressage ou captivité à domestication. Des rapaces d’Asie centrale utilisés depuis des siècles pour la chasse vivent, par exemple, une relation intense, mais temporaire, avec leurs maîtres. Une fois les chasses terminées, ils retrouvent une vie totalement sauvage. De même, beaucoup d’animaux élevés en enclos (cervidés, bovidés, mustélidés, voire insectes) ne deviennent pas domestiques. Ils sont contrôlés, voire exploités, mais sans perte de leurs comportements instinctifs, ce qui les place dans un espace intermédiaire entre deux mondes.
Le phénomène des animaux « marrons »
À l’inverse, des espèces anciennement domestiques peuvent s’échapper et retrouver la vie sauvage. Ces animaux « marrons » ou « férals » constituent aujourd’hui un phénomène mondial. Chats redevenus chasseurs, meutes de chiens errants, chevaux mustangs en Amérique du Nord ou brumbies en Australie, cochons redevenus sangliers hybrides : ces animaux montrent que la domestication peut être partiellement réversible. Certains, comme les buffles d’Asie introduits en Australie, ou les chèvres férales de Nouvelle-Zélande, deviennent même des menaces écologiques majeures, modifiant les habitats, détruisant la flore locale ou entrant en compétition avec les espèces autochtones. Le 21e siècle a déjà vu émerger de nouvelles formes de relations, notamment avec les « nouveaux animaux de compagnie » (NAC). Par désir d’exotisme ou mode passagère, reptiles, furets, rongeurs, primates, oiseaux tropicaux et autres espèces trouvent place dans les foyers humains. Beaucoup souffrent d’un environnement inadéquat, d’un manque de stimulation ou de connaissances de leurs besoins biologiques.
Ce paradoxe révèle une incohérence moderne : alors que de nombreux citadins dénoncent l’élevage traditionnel ou la chasse, ils accueillent chez eux des animaux sauvages qui perdent toute liberté et toute possibilité d’exprimer leurs comportements naturels.
Conclusion
La domestication du chien, loin d’être un événement ponctuel, est donc un processus long, complexe et non linéaire, fruit d’une coévolution où les humains ont autant transformé le chien que le chien a influencé l’évolution culturelle des sociétés humaines. Sa morphologie variée, présente dès le Néolithique, témoigne d’une histoire partagée et d’un continuum de relations allant de la prédation à la compagnie, de la cohabitation à la dépendance mutuelle. Aujourd’hui, l’explosion des nouveaux animaux de compagnie, les phénomènes de féralisation, et les débats éthiques et écologiques qui les accompagnent obligent à repenser profondément ce que signifie vraiment « vivre avec l’animal ».