Monsieur de La Rüe continue ce même travail sur Villers-Cotterêts, puis démissionne pour s’occuper des reboisements de la forêt de Dunes, dans la Somme. A Villers-Cotterêts, il avait élu domicile dans les ruines de l’ex-abbaye de Corneille. Cet endroit servait aussi de pied à terre à notre célébrissime Alexandre Dumas, fine gueule et grand chasseur. Aussi, il ne faut pas être surpris de trouver des articles intitulés Gastrosophie, où M. de La Rüe donne son tour de main à des recettes, lièvre à la royale, perdrix en pâte, etc… C’est là qu’il suit les chasses d’Espérance de l’Aigle, qui découplait uniquement sur le daim et le sanglier, puisque le courre du cerf était réservé au roi. Monsieur d’Offemont, autoursier de la Fauconnerie Royale de Loo, l’initie à cet art avec succès, et de La Rüe maîtrise si bien les subtilités du bas vol et du haut vol, qu’il pêche dans les environs de Corbeil, au cormoran, sans collier, et fait revenir l’oiseau à l’appel, un véritable tour de force. Il croise, dans sa retraite campagnarde, des personnages fort sympathiques comme le curé de Taille-Fontaine, en quête d’un beau lièvre qui aurait dû être la gloire du petit synode pour lequel, comme le curé de Chapaize, il invite ses confrères.

 

Arrive le Second Empire…

Par l’entregent de Michel-Louis Ney, duc d’Elchingenet, prince de la Moskova, il intègre le cercle des intimes de Napoléon III. Il suit les armées impériales en Turquie lors de la guerre contre la Russie, et remplit avec succès la mission d’établir un télégraphe entre Constantinople et la ville bulgare de Choumier. Ainsi, la nouvelle de la victoire de Sébastopol volera de lignes en lignes télégraphiques, pour arriver rapidement à Paris. Il profite de quelques loisirs pour tirer des cerfs magnifiques dont les trophées seront exposés dans le vestibule de son château de La Chapelle Gauthier. En effet, l’empereur Napoléon III lui accorda la faveur de ne pas demeurer sur les lieux de son inspection qui couvrait Sénart, Valence, Echou (entre Fontainebleau et Montereau) et Villerfermoy. Ses fonctions lui donnaient le traitement des conservateurs de l’Etat, un droit de chasse et pêche fort utile, mais une grosse partie de ce traitement était absorbée par les frais de représentation et d’habillement (uniformes galonnés d’or, montures élégantes, etc…). Ce castel de La Chapelle Gauthier, entouré de douves, semble sorti de l’imagination de Victor Hugo. C’est là, en bordure des 4 000 ha de la forêt de Villefermoy, que notre auteur et sa fille, Berthe Adélaïde, sont les invités du vautrait d’Olympe Aguado, dans les années 1872. Deux ans auparavant, en 1870, ce patriote avait oublié son âge et partait à la tête de la 1ère Compagnie d’Eclaireurs Forestiers, pour tenter d’arrêter l’avance prussienne dans les défilés de l’Argonne. Mais, il n’y a pas eu de Valmy salvateur. Son domicile fut pillé, ce qui explique le manque de pièces dans ses dossiers. Outre ses activités de journaliste dans La Chasse Illustrée, notre écrivain a une bibliographie fort épaisse autour de la chasse et de la gestion forestière : Entomologie forestière ou L’histoire naturelle des insectes nuisibles (1838), L’Administration forestière et la marine, car nous sommes encore au temps de la marine à voile, et il donne, en 1848, dans la recherche sociale de ce qui était baptisé, à l’époque, extinction du paupérisme et malheureusement, toujours d’actualité : L’amélioration des classes pauvres. Pour revenir à la littérature cynégétique, il écrit des articles sur le braque, l’épagneul, le barbet dans Le Chien d’arrêt, en 1881. Le Lapin est édité en 1873, et Les animaux nuisibles sont traités en huit éditions. Avec M. Bellecroix, il sort un Guide pratique du garde-chasse et 10 Histoires de vènerie, et avec le baron de Lage de Chaillou, Encyclopédie des chasses et un Nouveau traité des chasses à courre et à tir. Mais ce qui domine, ce sont Les Chasses sous le Second Empire, où il dresse un tableau complet de la vènerie impériale. Avec la réédition, par Pygmalion, il entre ainsi dans la série des grands maîtres de la vènerie et de la chasse.

 

Biologiste avant l’heure

M. de La Rüe ne pense pas que la présence du gibier soit absolument naturelle. Entre le jardinage cynégétique, quasiment hors-sol, né de la conception du tiré et la gestion d’un domaine, il y a toute la science du forestier. « La compatibilité, entre la science du forestier et l’art de la vènerie est indéniable » souligne-t-il en 1885, dans la revue La Forêt. Sa compétence est reconnue par son contemporain, qui signe ces lignes sous le pseudonyme Sylvanecte : « L’inspecteur des Forêts, grand chasseur et grand veneur devant le Seigneur, avait réussi, par un véritable tour de force, un tiré de canards sauvages sur un des étangs de Villefermoy. Jamais encore jusque-là, on avait réussi de retenir des halbrans sur un étang… ». Au printemps, il était arrivé de la Somme 300 canards encore duveteux, qui furent nourris copieusement pour les retenir et les acclimater, et à l’automne, M. de La Rüe pouvait faire les honneurs du tiré, au prince Napoléon. S’il admire les coups en longueur de Napoléon III, il les réserve aussi aux très grandes gâchettes, car « qui tire loin blesse beaucoup et tue rarement ». Pour pallier cet inconvénient, le chien de rouge dont il avait vu l’efficacité et l’utilité en Allemagne, fut proposé par notre auteur. Lui-même dressa à cette fonction, en trois mois, Fortuno, un grand briquet d’Artois. Plus que la race, c’est le dressage qui fait le chien. « Il n’y a que le chien, animal providentiel par excellence que Dieu a créé à côté de l’homme… »

 

Haro sur le braconnage

A chaque révolution, M.de La Rüe a vu les forêts saccagées, vidées de leurs animaux par les braconniers. Ils les vouent aux gémonies et leur promet une promenade la cangue au cou, alourdie des faisans braconnés. Par cette justice visuelle, tout le monde reconnaîtra, à l’avenir, le braconnier local. Mais pour la chasse légale, il préconise le fusil utilisé par le garde allemand, le buschfleute, arme à deux canons rayés. M. de La Rüe a donc sillonné l’Europe, tiré l’alpenhase au Tyrol et a été en contact avec tout ce qui compte dans le milieu du noble déduit : Jadin, peintre de la Vènerie Impériale qui a dessiné leurs tenues de chasse ; Cherville, Darblay, Alfred Firmin-Didot, Eugène Bellecroix, directeur de La Chasse Illustrée, qui furent ses amis. Son œuvre principale, Les Chasses du Second Empire, est plus qu’un reportage de première main. C’est aussi une réflexion plus générale sur la chasse, son rôle et sa gestion intégrée dans l‘environnement. Notre auteur relate également une chasse au sanglier à l’espagnol, où le veneur à cheval, de sa lance, aiguillonne le sanglier vers un lieu précis où l’on découple les molosses qui vont le coiffer. A cet instant, le cavalier met pied à terre et court servir à la dague, l’animal. C’était dans la plaine de la Chèvre aux Loups, dans le parc de Versailles. Mais ce clin d’œil aux origines espagnoles de l’Impératrice fut sans suite. En revanche, l’acclimatation du faisan doré fut un succès et en 1859, 50 000 œufs de perdrix gambra furent importés d’Algérie pour repeuplement, sans beaucoup de succès. Ainsi se termine l’évocation d’Alphonse de La Rüe, qui, pour le baron de Vaux, était le type même du sportman accompli : tir, vènerie, fauconnerie, escrime, et tous ces arts furent, par lui, portés à leur quintessence. Gardons donc sa fraîcheur et son ouverture d’esprit, et que la lecture de ses œuvres nous apporte les solutions dont nous avons tant besoin. Et que Saint Hubert vous garde, suivant le titre de l’album du chasseur qu’il publia en 1865. Dans ce monde de chasseur, il fallait avoir un foie de premier ordre, comme il l’écrivait dans ces lignes : « pour le mettre en verve, je poussai devant lui la bouteille d’eau de vie. Il se dérida tout en faisant son Gloria, suivi d’un café, pousse-café corsé, rincette et surrincette… ». A la santé du compère !

 

 

Extrait : La leçon de choses du ministre de l’Instruction Publique

 

L’un des plus excentrique ministre était assurément M. Rouland… Aussitôt que le tiré était commencé, sans se préoccuper de ses voisins de droite et de gauche qu’il gênait constamment, en marchant trop vite, courant en avant ou restant trop en arrière, il mettait à chaque instant le désordre dans la ligne des tireurs et des rabatteurs. M. Rouland aimait particulièrement le tir des faisans à terre. C’était fort heureux, car il était d’une prudence qui laissait beaucoup à désirer, en tirant au vol. Ebloui par les reflets de ses lunettes d’or, les chances d’accidents grandissaient singulièrement. Une fois que M. le Ministre venait de tirer une poule à un mètre au-dessus de la tête de l’Empereur, le prince de la Moskova m’envoya lui dire, de sa part, de ne plus tirer les faisans qui s‘envoleraient de sa droite. Il s’amenda et devint presque chasseur, presque prudent, et il finit par tirer presque bien depuis qu’il s‘était fait cadeau d’un fusil à percussion centrale. Mais non content de tant de progrès, M. Rouland voulut encore faire un prosélyte de son ami M. Magne, alors ministre des Finances.

- Monsieur Magne est-il chasseur ?

– Non, il n’a jamais tiré un coup de fusil de sa vie, et il n’entend absolument rien à la chasse. Vous pouvez imaginer tout ce que vous voulez, il ne verra rien…

Je fis appeler le garde du parc, Boulfroid, et lui donnai l’ordre de panneauter dans le tiré quelques pièces de gibier et de me les apporter. Il avait réussi à prendre deux lièvres. Je les lui fis attacher par les pattes de derrière à un piquet, à deux places différentes. Ces messieurs arrivèrent à l’heure dite. M. Rouland, la cartouchière sanglée sur l’abdomen, portait crânement son fusil neuf sur l‘épaule. J’avais avec moi mon vieux Pham, le meilleur, le plus docile des chiens d’arrêt. Je le fis quêter d’abord où je savais qu’il ne trouverait rien, puis prenant le vent, je l’amenai à l’un des deux lièvres. A huit pas de distance, Pham tomba en arrêt, raide comme un pieu.

- Ah ! se mit à dire M. Rouland, voilà le chien en arrêt. C’est un lapin, je le vois.

- Pardon, Monsieur le Ministre, c’est un lièvre.

– Oui, c’est vrai, vous avez raison. C’est jaune et le lapin est gris.

- Tenez Magne, le voyez-vous au pied de cette touche d‘herbe blanchâtre, un peu à droite de cet arbre ?

Le Ministre des Finances ouvrait les yeux comme des portes cochères et ne voyait absolument rien. Cependant, il mit à l’épaule et visa dans la direction que lui indiquait M. Rouland. Seulement, le bout du canon était un bon mètre trop haut. Je tremblais pour mon chien, heureusement assez loin du lièvre.

– Dépêchez-vous de tirer, si vous attendez encore, le lièvre va se sauver.

– Oh, il n’y a pas de danger, répliquai-je, mon chien le tient trop bien en respect. Il ne bougera pas.

Et monsieur Magne fit feu… Boulfroid, à qui j’avais fait la leçon, courut au lièvre en nous tournant le dos. En deux tours de main, la ficelle fut dénouée et il saisit la malheureuse bête qui poussait des cris d’enfant. Le garde lui donna alors, derrière les oreilles, un coup de poing qui eut assommé un bœuf. Le sang lui sortait par le nez quand il le jeta à Pham qui me le rapporta. En examinant le lièvre, M. Rouland dit à M. Magne : « Vous l’avez touché en tête, voyez comme il saigne. C’est bien tiré, ça, bravo ! On ne tire pas mieux ! ». Et les choses se passèrent à peu près de la même façon pour le second lièvre. Mais, le plus piquant de l’affaire, c‘est que M. Rouland ne vit rien, ne se douta de rien. Quant à M. Magne, il ne revenait pas de son adresse, il était ravi. Il entra au château avec un lièvre dans chaque main, racontant, tout joyeux à l‘Empereur, les péripéties de sa chasse…

Mes lecteurs ne seront pas fâchés… de retrouver M. Rouland, son fusil Beringer et ses cartouches en cuivre… qui ratent toujours. Monsieur le Ministre de l’Instruction Publique aimait beaucoup les petites chasses intimes de la forêt de l’Aigue. Dans celles-là, M. Rouland pouvait se livrer à toute la vivacité de ses allures, sans être contraint, comme aux chasses de l’Empereur, de subir les remarques du Grand Veneur, son véritable cauchemar, qui le morigénait à tout instant et le traitait un peu comme un collégien en vacances. Il n’est pas douteux que, pour un ministre de l’Instruction Publique ayant pour mission de diriger la jeunesse de l’Empire, et de donner des leçons aux autres, il devait paraître dur d’en recevoir et d’être en quelque sorte envoyé à l’école. Il ne faut pas s’étonner que M. Rouland, qui avait ses coudées franches à nos petites chasses, s’y amusât beaucoup et beaucoup plus qu’ailleurs. Le jour de l’incident que nous allons raconter, et dont nous avons été témoin, le temps était superbe. Un vrai temps de chasse d’automne qui semble assurer d’avance le succès de la journée. Cette fois, on devait battre les enceintes, très riches en chevreuils, du camp de Senlis, du Plessis-Brion, et de Saint Léger. De ce côté se situe le château du comte de B… dont le parc, non clos, n’est séparé de la forêt que par un simple fossé. Un de ses fils, le jeune Ernest de B…, avait depuis deux ans un blaireau très apprivoisé, qui amusait tout le monde à cause de sa douceur et de sa gentillesse. Pablo, c’était son nom, jouissait de la plus entière liberté. Il affectionnait le parc, aimait à s’endormir au soleil, dans le voisinage des terriers de lapins. Parfois, il lui arrivait de faire de petites excursions dans la forêt, sans cependant aller bien loin. Mais aussitôt, que le cuisinier du château sonnait le déjeuner ou le dîner de ses maîtres, Pablo arrivait en toute hâte à la cuisine, où il savait qu’une bonne pitance l’attendait. A l’une de ses battues où les rabatteurs en ligne étaient placés sur le fossé, tournant le dos au parc du comte de B…, le hasard fit qu’en ce moment, Pablo fut en promenade dans la forêt et fut dans l’enceinte que l’on se proposait de fouler. Au bruit insolite des rabatteurs qui criaient, qui frappaient sur les buissons avec leurs bâtons, Pablo, effrayé, s’enfuit de toute la vitesse de ses courtes pattes dans la direction des tireurs. Il passa à quarante pas de M. Rouland, qui tira les deux coups de son fusil Beringer, dont un seul parti, mais sans toucher l‘animal. Pablo s’arrêta un instant et regarda le tireur. Furieux, M. Rouland se mit à sa poursuite en criant de toute la force de ses poumons : « Au sanglier, au sanglier, à moi, à moi, arrivez-vite ! je le vois ! ». En courant, comme il n’avait pas eu le temps de mesurer la longueur des pas de ses petites jambes, en disproportion notable avec la largeur des nombreux fossés d’assainissement dont la forêt est traversée, au lieu de les franchir, M. Rouland tombait au beau milieu, entrant souvent dans la vase jusqu’à mi-jambe. Après plusieurs culbutes et tout à fait à bout de souffle, notre enragé chasseur ne voyant plus Pablo qui s’était arrêté une fois ou deux à le regarder avant de disparaître dans le fourré, s’assit tout en nage, sans chapeau sur le bord d’un fossé. Le brigadier Levasseur, accouru à ses cris, fut le premier qui le rejoignit, lui rapportant sa casquette restée pendue aux branches, et sa cartouchière pleine de douilles en cuivre, trouvée dans le fond d’un fossé.

- Ah ! se mit à dire M. Rouland, quel dommage que mon second coup ait raté ! Je le tenais si bien au bout de mon canon ! Quel bel animal, quel énorme sanglier !

- J’en demande mille fois pardon à Monsieur le Ministre, mais l’animal que Monsieur le Ministre a vu n’est pas un sanglier, c’est un blaireau. C’est le blaireau de M. le comte de B…. On l’appelle Pablo, et si Monsieur le Ministre, au lieu de tirer dessus et de le poursuivre, l’avait appelé par son nom, il serait probablement venu lui demander un morceau de sucre.

- Un blaireau ? Laissez-moi tranquille. Je sais ce que c’est qu’un sanglier. J’ai vu assez souvent celui de la place Saint Sulpice que tout Paris a connu. Je suis sûr que je viens de voir un sanglier. Le gredin, qui avait l’air de se moquer de moi en me regardant chaque fois que je tombais dans un fossé, était tout gris, sa queue pas très longue et plate. Je vous le répète, il ressemblait tout à fait au sanglier de Saint Sulpice.

- Mais, Monsieur le Ministre, reprit Levasseur, le sanglier n’a pas une queue plate. C’est une vrille qu’il a en tire-bouchon, pas plus grosse que mon petit doigt.

– Allons, qu’est-ce que vous me chantez encore ? Tout à l’heure, c’était votre Pablo, maintenant c’est une vrille. Laissez-moi en repos. C’est un sanglier que j’ai vu, j’en suis sûr, on ne me fera pas croire le contraire.

Nous arrivâmes juste à temps pour jouir de ce colloque. M. Rouland, ne voulant pas en démordre, nous n’avions rien de mieux que de lui laisser ses illusions. Mais, le soir, après le dîner, l’un de nous, dans le salon, fut moins discret et ne résista pas au plaisir de raconter la mésaventure du ministre à l’Empereur, qui s’en amusa beaucoup. Et le lendemain, l’Impératrice fit offrir à M. Rouland une tranche de hure de sanglier à la Pablo.

- Madame, lui dit M. Rouland, la fine raillerie est une épine qui conserve toujours beaucoup du parfum de la fleur. C’est un bouquet que j’accepte, et dont je conserverai longtemps le souvenir.

C’était charmant, Parny n’eût pas dit mieux, et toutes les dames applaudirent de leurs jolies mains. Un peu plus, M. Rouland aurait eu une ovation…