Eleveur dans l’âme

Auguste de Chabot fut d’abord un grand éleveur qui, du fond de sa province, dédaignait la vie de Paris et l’oisiveté de ce milieu qu’il qualifiait d’énervant. Dans son chenil, il fit un savant dosage avec des origines de chiens dit du Haut Poitou, des étalons venus de chez La Débuterie et d’un fox-hound. Tout animal lancé était forcé par ces chiens très sages dans le change, mais assez lents. La mort de Robino, un de ses meilleurs chiens éventré par un sanglier, lui arracha des vers élégiaques. La renommée de l’élevage fut telle, que la vente annuelle de cinq ou six chiens à des confrères, lui procurait le budget d’entretien de son équipage. Ces chiens à manteau noir furent portraiturés par des grands artistes, peintre comme Clermont-Gallerande, ou photographe tel Léon Crémière avec ses tirages bistre, si empreints de nostalgie. A une époque, pour entraîner sa meute, Auguste de Chabot utilisait les services de « Cocotte », une petite laie élevée dans les fossés du château. Après deux heures de chasse, elle rentrait bien gentiment sous son toit, dès la fatigue venue. Las, par un beau jour d’automne, elle mangea la consigne et s’attarda à flirter avec un quartanier bien entreprenant. Les chiens de la meute, bien échauffés et trompés par une odeur inhabituelle, la surprennent et la coiffent. Ainsi mourut « Cocotte », victime d’une passade amoureuse.

 

Les règles fondamentales 

L’équipage chassait tout autour de parc Soubise bien sûr, mais aussi en déplacements. La liste est reprise dans son ouvrage sur la chasse du chevreuil : la forêt de Chinon, les 4 500 ha des futaies du Gâvre, Blain en Bretagne, Vezins haut lieu de la vènerie angevine, et enfin le grandiose domaine de Chambord, sur l’invitation de son parent le général de La Rochejaquelein, qui avait seul la permission de chasser sur les 5 400 ha du parc clos de murs. Toutes ces activités sont le thème d’articles publiés dès le premier numéro du « Nemrod », organe officieux de la Vènerie française, en 1886. Chabot fut aussi l’arbitre des échanges parfois acides entre Charnacé et Benoit-Champy, dont il moque gentiment la prétention à quinze ans d’expérience de vènerie soit à peine pour lui « trois générations d’élevage de chiens ». Cette expérience de la chasse fut transcrite dans des ouvrages qui furent des événements dans le milieu cynégétique. Dans sa bibliographie, citons : « La chasse du chevreuil avec historique des races » (1879), « La chasse à travers les âges » (1898), « La chasse du chevreuil et du cerf » (1891), « Notes d’un chasseur » (1896), « Chasses à tir et à courre » (1906). Dans « La chasse du chevreuil », on peut ignorer la première partie qui traite de la vènerie en général et de l’état de la vènerie pendant les 14 siècles de monarchie, pour se porter à la page 81 : « De la manière de chasser et forcer un chevreuil ». Il préconise là, de chasser avec 25 chiens actifs, requérants, intelligents, d’attaquer de meute à mort et de rallier toute suite sur une chasse pour éviter les animaux échauffés qui rendraient le change difficile à maintenir. Ensuite, trois cavaliers qui encadrent la queue pour qu’en cas de crochet, l’un puisse suivre le lot qui se rabat. Le veneur aura à connaître les 4 ruses du chevreuil et à les relever : « la double voie », « le bat-l’eau », « l’accompagner » et « le change ». Tout est simple, et… tout est dit !

 

L’érudition en héritage

Le chasseur aux chiens courants d’aujourd’hui méditera cette constatation : « telle est l’intelligence de nos bâtards qu’il est rare que, dans le cours de dix ou douze chasses, nous ayons plus de deux ou trois changes à redresser, et cela avec une meute composée de cent chiens environ, appartenant à cinq ou six équipages différents, chassant rarement ensemble ». Ou encore ce passage inoubliable de la chasse d’un cerf poursuivi durant huit heures la veille, en rapprocher le lendemain durant trois heures et demie, relancé et pris après une heure trente de poursuite, malgré une chute des feuilles abondante et un givre persistant. Ecrit en 1898, « La Chasse à travers les âges » est une grande synthèse de la littérature cynégétique des origines à la fin du 19e. C’est un grand in octavo de 400 pages, orné de 252 gravures et 4 chromolithographies. Cet ouvrage fit les délices des veneurs. Aujourd’hui, fort des recherches récentes, on peut douter de la pertinence de certains passages sur l’histoire de la chasse avant le 15e siècle, mais c’est le reflet des connaissances de l’époque. Ce fut même un cadeau d’étrennes pour Nicolas II, qui offrit en retour un exemplaire de la « Chasse grand-ducale et tsarienne en Russie » de Coutépoff. L’érudition du comte de Chabot était immense et il avoua même posséder le « Hare-Hunting », rarissime livre sur les équipages anglais. Si la vènerie des grands équipages qui gravitaient dans l’orbite de Paris avait l’éclat du pouvoir et l’argent des grands industriels, celle de ces hobereaux avait le vrai éclat de l’authenticité. Le parc Soubise fut un véritable label de qualité et une grande référence cynégétique. La redingote rouge sur gilet chamois dont le bouton s’orne d’une tête de cerf avec trompe et banderole où s’inscrit le fier cri « Vendée », restera célèbre dans les annales, car à cette époque, la Vendée entretenait à elle seule, plus de meutes que les cinq départements qui la ceinturent. D’aucuns disaient un soir d’après–chasse : « un tel se met à écrire, c’est donc qu’il ne chasse plus… ». Auguste de Chabot fit mentir le propos, en démontrant qu’il fut excellent, tant derrière ses chiens que devant son écritoire pour faire part de son immense expérience.

 

 

Extrait : Une chasse en Vendée

 

Le lundi 18 Août 1828, les chasseurs du bocage se donnèrent rendez-vous au « Chêne brûlé » en forêt de Maulévrier

 

Avaient amené leur meute, Messieurs de La Rochejacquelein et Terronneau, avec leurs piqueurs Jacques et Joseph. L‘uniforme des veneurs consistait en une veste de garance serrée au corps par une ceinture écossaise bleue, verte et jaune, casquette et pantalon de velours noir… « Drapeau », garde des forêts de Vezins, nous donna au rapport un pied de vieux cerf rentrant dans l’enceinte des Martyrs ; il le croyait de ce vieux dix cors qu’on appelait le Gros Rouge. Vers 9 heures, Gander à M. de La Rochejacquelein et Marengo à M. Terronneau lancèrent l’animal. Il se fit battre peu de temps dans Maulévrier ; le vicomte de Chabot donna presque aussitôt un relais de dix chiens. Le cerf débuche sur la lande de Genty. Ce fut un charmant coup d’œil, les chasseurs galopant à l’envi à la suite des chiens… Nous pensions que le cerf allait prendre l’eau comme d’habitude dans l’étang des Noutres. M. de La Rochejacquelein était fort en avant, allant bon train. Tout à coup, il disparait : le cerf faisant un retour sous le vent se déroba. M. de La Rochejacquelein et les piqueurs qui s’étaient aperçus de cette ruse, suivirent les chiens. La meute se mit à l’eau dans l’étang de Péronne. Ce fut alors qu‘on put donner un moment de repos à la meute et réunir les chasseurs dispersés. Lassés de parcourir le Breuil Lambert, nous retrouvâmes à la Barrière de la Mancelière M. Terronneau, négligemment couché à l’ombre, après avoir attaché son cheval fatigué d’un train aussi sévère. Le comte de Colbert, MM. Deshommelles et Guinebretière déjeunaient tranquillement. Le marquis de Grignon voulut bien se dévouer pour aller aux renseignements ; il revint bientôt en criant : « Hallali Hallali ! ». Nous partons au galop ; la jument de M. de Chabot se renverse sur la lande ; il remonte de plus belle et quelques instants plus tard, nous étions réunis à la queue de Péronne. On fit halte, on donna à manger aux chiens ; chacun eut recours à ses provisions, mangeant et buvant plein d’espoir dans le succès dont on venait de désespérer un moment auparavant.

 

« Perce le donc, imbécile… »

Drapeau avait indiqué le vol ce l’est du cerf à la sortie de l’eau. On remit à la voie les chiens qui avaient déjà chassé ; ils l’eurent bien vite empaumée. On lâcha en queue un lot de chiens frais qui rejoignit aussitôt. Le cerf se fit battre un instant sur les hauteurs boisées qui bordent l’étang de Péronne, rentra à l’eau. Il semblait se jouer de ses ennemis, nageant au milieu des chiens, qui ne pouvaient le noyer bien qu‘ils le mordissent, montassent sur le dos et le firent plonger. Ce manège dura une heure et demie ; un moment, on le crut noyé, on avait aperçu ses quatre pieds en l’air ; mais bientôt réapparut sa belle tête, puis se secouant fièrement, il se débarrassa des chiens : spectacle unique, un chien blanc qu’on ne put reconnaître monta entre les bois du cerf et s’y maintint quelques instants. M. de La Rochejacquelein amena un troisième relais ; tous se précipitent dans l’eau et rétablissent le combat. Les chasseurs sonnent des vues et des bat l’eau ; leurs joyeuses fanfares semblent plaire à ce nouveau Roi des Eaux ; il promène fièrement la meute en pleine eau et finit par lasser ses nouveaux ennemis. Il va se ranger tranquillement vers la queue de l’étang, sur le bord des joncs. Il a de l’eau jusqu’au dessus du dos. Des hommes de bonne volonté se présentent et proposent de faire un radeau avec les roseaux, moyen qui nous inspire des craintes sérieuses. Trois gros fagots sont assujettis sur deux planches de bois. Un charbonnier de Chanteloup, Guillet, s’embarque sur ce frêle esquif armé d’un couteau de chasse, d’une perche et d’une corde. En partant, il s’écrie : « je vas à confesse demain si le cerf n’est pas noyé avant une heure… ». Le petit bateau s’avance lentement ; on le suit des yeux. Tout à coup, Guillet s’écrie : « je le vois ; il est mort, les chiens en ont mangé la moitié ! ». Puis, s’approchant, il lui assène un coup de perche sur la tête ; le cerf ne bouge pas, il lui jette sa corde. Mais cette fois, il le manqua ; le cerf bondit et se mit à nager tranquillement laissant le radeau loin derrière lui. Le cerf se rend au milieu des joncs ; grâce à un chien qu’il a recueilli sur son radeau, Guillet relança le cerf qui au milieu de l’étang semble avoir retrouvé une nouvelle vigueur. A force de persévérance, Guillet s’approche du cerf et arrive à lui lancer un nœud coulant dans les bois. L’animal tente un vigoureux effort pour se débarrasser de ce nouveau lien, le radeau penche, Guillet tombe à l’eau mais, sans perdre la carte, il retrouve le moyen d’y remonter. Il y fixe la corde ; l’animal ainsi attelé, il fallait le diriger. Quelques coups de perche appliqués à gauche et à droite remplacent les rênes. Impatient, M. de la Rochejaquelein lui crie : « Perce le donc imbécile puisqu’on t’a donné un couteau de chasse ». « Taisez votre langue, je ne peux le faire cela me plait trop… ». En effet, le charbonnier se plaisait à se faire voiturer en pleine eau par ce nouveau Bucéphale. A la fin cependant, saisissant la corde, il s’approche du cerf et lui coupe le jarret. Pendant un quart d’heure, nous avons sous les yeux le spectacle de ce noble cerf amenant, tête haute à bord et sur trois fagots de joncs, son triomphateur. Les bords de l’étang étaient couverts d’une foule de paysans. Guillet approcha aux acclamations générales. Il perça le cerf en abordant, le soleil se couchait empourprant l’étang et la bruyère. Les trompes sonnaient de joyeux hallalis. On donna un bon morceau du cerf à Guillet et à une jeune fille qui devait se marier le lendemain. M. de Colbert garda les bois et m’offrit une dent ! Ce pourquoi je lui en gardai une, ayant fort désiré ces bois comme souvenir de cette belle chasse.