Contexte historique et politique
En 1989, la CITES adoptait un moratoire sur le commerce international de l’ivoire, salué comme une victoire pour la conservation. Toutefois, des dérogations ponctuelles ont été accordées. Ainsi, en 1999, puis en 2008, certains pays d’Afrique australe (Botswana, Namibie, Afrique du Sud, Zimbabwe) ont été autorisés à vendre, une seule fois, des stocks d’ivoire accumulés. La vente de 2008, portant sur environ 108 tonnes, visait officiellement à générer des revenus pour la conservation, et à réduire l’incitation au marché noir en légalisant une partie de l’offre. Les résultats de cette expérience demeurent controversés. Plusieurs analyses universitaires ont montré qu’au lieu d’apaiser la demande, ces ventes ont créé une confusion sur le marché, facilité le blanchiment d’ivoire illégal, et potentiellement stimulé le braconnage dans les années suivantes. En réaction, un nombre croissant de pays se sont engagés dans la destruction publique de leurs stocks. Le Kenya a été pionnier dès 1989, mais l’événement de 2016, plus grande destruction jamais réalisée, a marqué les esprits. D’autres états comme les États-Unis, la Chine, la France ou encore la Thaïlande ont également organisé des destructions (broyages, incinérations) entre 2013 et 2017. Ces gestes avaient pour but de renforcer la norme internationale contre le commerce de l’ivoire, et de démontrer la volonté des gouvernements de ne tirer aucun profit de cette ressource, devenue illégale.
Effets sur le marché mondial de l’ivoire
Sur le plan économique, la destruction de stocks retire définitivement de l’ivoire du marché potentiel. Dans un système où la demande ne faiblit pas, une telle mesure contribue à une augmentation des prix sur le marché noir. Cette hypothèse est toujours avancée par les critiques de la politique de destruction. Or, les données collectées montrent une réalité plus nuancée. Entre 2014 et 2017, le prix de l’ivoire brut en Chine, principal marché mondial, est passé d’environ 2 100 dollars/kg à 730 dollars/kg, selon des sources spécialisées. Cette baisse s’explique principalement par la fermeture officielle du marché chinois (2017) et par des campagnes de sensibilisation massives, davantage que par la seule gestion des stocks. Autrement dit, les prix semblent davantage sensibles aux mesures de réduction de la demande, qu’à l’évolution de l’offre issue des stocks. La destruction, en rendant impossible toute vente future, envoie le message que l’ivoire n’a pas de valeur légitime. Les destructions publiques, largement médiatisées, ont donc participé à la construction d’une norme sociale où l’ivoire est associé au crime et à la honte, et non plus au prestige. Ce mécanisme symbolique pourrait, à long terme, avoir un effet plus durable sur la demande que des variations de prix ponctuelles.
Conséquences pour les pays détenteurs de stocks
L’argument central contre la destruction est la perte de revenus potentiels. Les stocks accumulés représentent parfois plusieurs dizaines de tonnes d’ivoire. D’après le réseau TRAFFIC, les pays d’Afrique centrale détenaient, en 2015, environ 26 tonnes d’ivoire en stocks nationaux, issus de saisies ou de mortalité naturelle, tandis que les saisies mondiales, entre 2007 et 2015, s’élevaient à 53,7 tonnes. À un prix de 1 000 dollars/kg, ces volumes représentent plusieurs dizaines de millions de dollars, susceptibles de financer la protection de la faune. Pourtant, les expériences passées ont montré que la monétisation de ces stocks s’accompagne de risques élevés : fuites illégales, corruption, et difficultés à garantir que les revenus soient réellement réinvestis dans la conservation. La destruction apparaît alors comme un moyen de couper court à ces dérives. Certains économistes proposent des mécanismes alternatifs, comme la création de fonds internationaux compensatoires : au lieu de vendre les stocks, les pays qui choisissent de les détruire recevraient une compensation financière équivalente, financée par les bailleurs internationaux. De tels dispositifs permettraient de concilier le geste symbolique avec un soutien tangible aux efforts de conservation. Toutefois, ces mécanismes restent embryonnaires et n’ont pas été institutionnalisés à grande échelle.
Impact sur le braconnage et la conservation
Les données de suivi (programme MIKE de la CITES) indiquent une forte augmentation du braconnage dans les années 2010, particulièrement en Afrique centrale, malgré les destructions spectaculaires. Cela suggère que la destruction, isolée, ne suffit pas à infléchir les dynamiques du braconnage, qui dépendent aussi de facteurs structurels : pauvreté locale, réseaux criminels transnationaux, demande persistante en Asie. A l’inverse, les mesures de réduction de la demande semblent avoir eu des effets plus marqués. La fermeture du marché chinois en 2017 a contribué à la baisse des prix et à une certaine réduction de la pression de braconnage. Dans ce contexte, la destruction des stocks agit surtout comme un complément symbolique aux politiques de demande, plutôt que comme un levier direct sur le braconnage. Qualifier la destruction des stocks « d’action contre nature » renvoie à une critique de l’irrationalité apparente de brûler une ressource précieuse. D’un point de vue strictement économique, l’argument a du poids : il s’agit d’une destruction volontaire de capital naturel qui pourrait financer la conservation. Mais cette logique ignore la dimension politique. En refusant d’attribuer une valeur marchande à l’ivoire, les États affirment une position de principe : la survie des éléphants prime sur toute forme d’exploitation économique de leurs défenses. Ce choix reflète une éthique de conservation où certaines ressources ne doivent pas être commercialisables. Néanmoins, l’efficacité pratique reste à démontrer. Si les destructions participent à délégitimer l’ivoire, elles ne suffisent pas à endiguer le braconnage sans un ensemble cohérent de mesures : lutte contre les réseaux criminels, soutien aux communautés locales, financement pérenne des aires protégées et, surtout, réduction de la demande en Asie.
Bibliographie indicative
• CITES. (2008). Decisions on one-off sale of ivory by Botswana, Namibia, South Africa and Zimbabwe.
• TRAFFIC. (2017). Central Africa Wildlife Trade Review.
• Wittemyer, G. et al. (2014). “Illegal killing for ivory drives global decline in African elephants.” PNAS, 111(36), 13117–13121.
• Nellemann, C. et al. (2013). Elephants in the Dust – The African Elephant Crisis. UNEP/INTERPOL.
• Vigne, L. & Martin, E. (2017). “Decline in the legal ivory trade in China in anticipation of a ban.” Pachyderm, 58.
• Burn, R. W. et al. (2011). “Impact of ivory sales on elephant poaching: a before–after control–impact analysis.” Ecology and Society, 16(4).