À la recherche de la précieuse poudre

Devant la grande glace de l’armoire de sa chambre, avec son fusil belge à percussion centrale qui n’avait pas vu de cartouche depuis le début des hostilités, le Jean ferma les yeux, et fit monter le vieux fusil à l’épaule. Plusieurs fois de suite, il reprit l’attitude du tireur qui jette son coup de feu, refermait les yeux, les ouvrait, jusqu’à ce que, rassuré, il constata que sa ligne de visée aurait rejoint le lièvre fuyard ou le sanglier baugé. Le geste était bon, comme avant, il n’y avait plus qu’à trouver des cartouches. Nous étions en hiver et la neige était tombée abondamment, couvrant uniformément routes, chemins et champs. Dans l’impossibilité de prendre son vélo, c’est donc à cheval qu’il rendit visite à ses proches copains, à la recherche de quoi fabriquer quelques munitions. Assis à cru, telle une amazone, sur le large dos de la belle jument ardennaise, accoudé au large collier, il se roulait tranquillement une cigarette, se laissant bercer par le pas régulier et rassurant de « Lisette », ferrée « à glace, dont les quinze années d’âge excluaient toutes tentatives d’indépendance. Ses visites le firent assez vite déchanter, car les copains, en matière de poudre, de plombs et d’étuis, étaient, eux aussi, dans une situation de pénurie à peu près égale à la sienne. De ferme en ferme, de ballons de rouge en chopines, il finit quand même par trouver à peu près ce qu’il cherchait.

 

Du foin à l’amorce

Il faisait nuit depuis longtemps quand il rentra enfin chez lui. Le temps de déharnacher la jument, de lui servir son picotin et il rejoignit sans un mot son épouse qui terminait la traite des vaches. Placée sous le grenier à foin, l’étable prolongeait l’écurie. Le Jean tira de la réserve de quoi remplir les râteliers et attendit patiemment que son épouse termine sa tâche avant d’entreprendre le curage de l’étable et le remplacement de la litière. Habituellement, celle-ci précédait la traite pour permettre de travailler « au propre » mais ce jour-là, son long cheminement dans la campagne expliquait cette inversion inhabituelle des travaux. Enfin, vers vingt heures, Jean gagna la cuisine bien chauffée par une vaste cheminée, prêt à se mettre à sa besogne. Il descendit l’abat-jour à contrepoids au plus près de la table pour mieux voir son butin, qu’il posa délicatement devant lui, dévoilant fièrement le résultat de ses recherches : deux étuis de calibre 12 en aluminium, des amorces dans une boîte d’allumettes, des chevrotines de différents diamètres et un petit paquet de poudre à mortier, faite d’un curieux mélange de petites plaquettes jaunes et vertes.

 

Deux étuis ne font que… deux cartouches !

Fébrilement, il déballa ses outils d’encartouchage, installa son trébuchet, fixa le sertisseur à la table de chêne et commença son alchimie. Il n’avait pas trouvé de bourre mais, pour lui, ce n’était pas un problème insurmontable. Une rondelle de liège tranchée dans un bouchon de bonbonne et découpée au diamètre ferait l’affaire. Jean était maintenant plongé dans la lecture de ses tables de chargement qui le rendaient soucieux : la poudre à mortier, ces plaquettes jaunes et vertes fournies par un Américain, n’y était pas répertoriée. À quoi la comparer et comment la doser ? Perplexe, il palpait les particules de poudre entre ses doigts, en écrasait quelques-unes sans pouvoir se décider sur la quantité qui offrirait le bon dosage. Placées dans le grand cendrier qui trônait au milieu de la table, il allumait les petites paillettes qui se consumaient sous une petite flamme bleuâtre. Quel poids fallait-il mettre dans l’étui ? La réponse devenait urgente à trouver car il avait prévu de chasser le lendemain avec tous les copains rencontrés au cours de la journée. Alors, mais pas très convaincu de la justesse de son raisonnement, le Jean entreprit la fabrication de ses deux cartouches. Demain sera un jour nouveau et… à la grâce de Dieu, on verra bien !

 

À l’assaut du « gros noir »

Le lendemain matin, il était debout avant l’aube pour expédier rapidement son travail avant de boire un bol de chicorée et de se préparer pour le grand rendez-vous. Le Lucien était déjà à la baraque où il avait allumé un grand feu, pendant que le Mathieu et le René faisaient le pied pour tenter de remiser ce grand sanglier qui traînait depuis quelques semaines dans le quartier. « Cassons la croûte en attendant » lança Lucien en invitant Jean à s’asseoir. Répondant à l’invitation, il sortit de sa musette un quignon de pain, du saindoux et des échalotes grises, qu’il posa religieusement sur la table. Vous devinez le soin avec lequel il tartina le saindoux sur le morceau de pain, à l’aide de son vieux couteau, un « Pradel » à plaquettes de fausse nacre, dont la lame, à force d’affûtages, était réduite à une pointe d’environ huit centimètres. Ce couteau servait à tout faire, curer les sabots du cheval, trancher des ficelles et… couper des oignons doux qu’il déposait maintenant sur la couche graisseuse qui dissimulait la mie de son pain, atrocement serré entre les bords d’une croûte noircie par le feu ardent qui l’avait cuit. Avec gourmandise, le Jean dévorait son casse-croûte dont il accompagnait chaque bouchée d’une généreuse rasade de vin clairet. Soudain, la porte du réduit s’ouvrit brutalement : « Le gros est là », annonça triomphalement le René. « On l’a remisé,  serré dans un petit boqueteau de jeunes sapins. Il faut poster large si on veut qu’il fasse plaine sans trop houspiller les chiens… ». Aussitôt dit, aussitôt fait ! Réputé bon fusil, le Jean partit au pas de charge pour se poster juste devant les chènevières du village. Les trois autres chasseurs avaient décidé de suivre la large coulée ouverte dans la neige. Immobile, le Jean scrutait attentivement l’horizon cotonneux. Le froid n’avait pas eu le temps de le gagner qu’un point noir, au loin, attira son attention. Il fixa attentivement cette tache qui grossissait à vue d’œil. « Pas de doute, c’est le gros » pensa-t-il à haute voix. Effectivement, le grand sanglier avait quitté le boqueteau avant que le dispositif ne se mette en place. Il venait droit vers le Jean. Quel spectacle, quelle puissance !

 

La poudre… d’escopette

Cela faisait des années que le Jean n’avait pas ressenti pareille excitation. Le sanglier disparaissait maintenant dans un vallon, et s’il ne changeait pas de trajectoire, il devait passer à moins de vingt mètres de l’endroit où Jean essayait de se dissimuler au mieux. Un genou à terre, il attendait, indifférent à l’inconfort de sa position. Soudain, le gros réapparut, sûr de lui, à la même allure. Recroquevillé, le fusil épaulé, notre chasseur ne ressemblait plus à une forme humaine tant il était fondu dans la neige, sous le drap de lit bien blanc qu’il avait pris le soin de jeter sur ses épaules. Le « monstre » arrivait, Jean l’entendait souffler maintenant. « Bon Dieu les échalotes » pensa-t-il quand il distingua les défenses. Le sanglier fit encore quelques pas et se présenta plein travers. Jean lâcha alors ses deux coups de chevrotines, et malgré le drôle de bruit et la fumée, la grosse bête noire s’effondra sur place dans un nuage de neige. Il tenta aussitôt de se relever. « Vite, il faut l’achever » pensa le Jean. Alors, lâchant sa pétoire inutile, il sortit prestement son couteau, l’ouvrit et sauta à califourchon sur le monstre, seule position dans son esprit, capable de le protéger des grands coups de boutoir de l’animal sur ses fins. S’agrippant au peigne de la main gauche, il taillada de son Pradel, le cou de l’animal, cherchant la jugulaire, en faisant bien attention de ne pas refermer la lame sur ses doigts. Le Jean sentait ses forces décupler. Cloué au sol, le sanglier donnait des coups de boutoir. Il frappait de gauche à droite, cherchant un bras, une jambe, bref, tout ce qui aurait pu faire lâcher prise à son valeureux adversaire. Pendant ce temps, pointue et tranchante comme un rasoir, la courte lame avait traversé les soies pour arriver à la peau. Le Jean accentua sa pression et parvint à entailler les chairs. Alors, fou de rage et de douleur, le monstre se cabra. Il était plus grand que le Jean qui, devenu aussi furieux que l’animal, ne relâchait pas sa mortelle étreinte. La lame fouillait toujours ce cou épais, et soudain, un flot de sang chaud et poisseux coula sur la main du chasseur qui redoubla d’énergie. Encore un saut, encore une ruade, encore un coup de hure mais le grand sanglier faiblissait, laissant échapper par cette plaie, le courant de sa vie. Le Jean sentait maintenant que le sanglier était vaincu, mais quelle force, quelle résistance ! À l’arrivée des amis, l’animal était mort. Plus de 140 kg gisaient là. Quelle bête ! Il avait la tête à moitié tranchée mais d’autre trace de blessure, point et de coup de chevrotines, encore moins. C’est en l’attachant au palonnier de la Lisette pour le ramener à la ferme, que les chasseurs comprirent enfin ce qui était réellement arrivé. Coup de chance inouï, au moment précis du tir qui avait fait long feu, le sanglier s’était empêtré les pattes dans une grosse couronne de barbelés militaires, abandonnée sous la neige. Avec le Jean sur le dos, convaincu que le sanglier était déjà à moitié mort, il n’a jamais pu s’en dégager.