Bien que d’horizons différents, de taille diamétralement opposée, lui de la ville, elle de la campagne, l’affaire se fit… on ne sait comment, et donna naissance soixante-trois jours plus tard à un unique petit chiot rabougri, pelé, mouillé, ne ressemblant ni à son père ni à sa mère, ce qui, au fond, n’était pas plus mal… mais bien pire ! Le fermier avait déjà programmé la fin du « bâtard », mais c’était sans compter sur la petite Michèle, qui parvint à le convaincre de le laisser vivre et promit de l’adopter dès qu’il serait en âge d’être sevré. Ce qui fut fait quelques mois plus tard. Ainsi, Lucifer grandit, chouchouté par sa jeune maîtresse. Sa vie aurait pu se dérouler tranquillement s’il n’y avait eu, à côté de chez lui, les chiens de chasse de Pierre, dont une chienne qui plaisait beaucoup à Lucifer. Et un dimanche matin de décembre, alors qu’il n’avait qu’un an à peine, il suivit la petite meute et la belle jusqu’au rendez-vous de chasse. La découverte de la nature sauvage qu’il fit ce jour-là dut lui plaire, puisque, pour sa première sortie, il accompagna silencieusement, mais de bon train, les courants qui avaient conduit une petite compagnie de sangliers, animaux rares à l’époque. Une bête rousse fut tuée, dans laquelle il plongea ses crocs, savourant au passage ce goût du sang qui n’allait plus le quitter. Le retour fut moins triomphal : sous les remontrances de Michèle, il coucha les oreilles et alla piteusement se réfugier dans son panier, qu’il ne quitta que le lendemain matin, fourbu, boiteux, affamé, assoiffé, mais apparemment heureux. Son regard lançait des étoiles de plaisir… Sûr qu’à ce moment-là, il revivait sa poursuite de la veille. Et le dimanche suivant, ainsi que les autres, Lucifer était prêt à repartir à l’aventure avec ses nouveaux copains. Sa maîtresse tenta bien de l’en dissuader, de l’enfermer, de l’attacher, rien n’y fit. De guerre lasse, ce fut elle qui lui ouvrit la porte, pour qu’il puisse profiter pleinement de sa passion, pour son plus grand plaisir… et celui de Pierre, qui avait trouvé en Lucifer un allié de choix. Les pauvres sangliers du secteur le craignaient comme la peste (porcine), et bien souvent, payaient de leur vie le fait de s’être laissé surprendre par ce redoutable prédateur qu’il était devenu.

 

Un ferme homérique

Au fil des années, Lucifer avait acquis une telle technique qu’il économisait ses forces, laissant désormais aux plus jeunes le soin de fouiller les endroits impénétrables. C’est à croire qu’il leur avait enseigné la meilleure façon de faire. Tel un général des guerres modernes, il restait à l’arrière pour mieux superviser les opérations. En revanche, dès que l’ennemi était en vue, Lucifer ne courait plus derrière. Il laissait ses copains commencer la poursuite, tandis que lui, silencieusement, prenait les devants afin de bloquer le pauvre animal qui allait se présenter à lui. Si un chasseur avait eu le plaisir d’accompagner la bête noire d’un coup de neuf ou douze grains, l’affaire était vite réglée. Sinon, une mortelle bagarre commençait. Généralement, le sanglier était saisi au boutoir par deux mâchoires d’acier qui ne desserraient leur étreinte qu’après l’intervention d’un traqueur, lequel servait la bête noire au couteau. Le palmarès de Lucifer était impressionnant, et il convient d’y ajouter quelques prises qui avaient péri « en bonne santé », n’ayant pour toute blessure qu’un boutoir meurtri et écrasé par ses puissants crocs. Lucifer avait maintenant huit ans, et sa réputation s’étendait bien au-delà des limites du canton. Ce dimanche matin-là, Pierre foulait un énorme roncier quand il eut l’impression que le sol se dérobait sous ses pieds. Alertée par le grognement de la laie meneuse, toute une compagnie cherchait une voie de salut. Les animaux fuyaient en tous sens, poursuivis par les courants qui les avaient débusqués. Tous, sauf un, Lucifer, qui cette fois n’avait pas quitté son poste d’observation sur l’allée forestière proche. Attentif, le nez au vent, il cherchait la faille dans le système. Cette forte odeur qui subsistait ne pouvait être le relent de la compagnie qui venait de quitter les lieux. Il y avait autre chose. Alors, méthodiquement, il contourna le roncier et commença une minutieuse inspection. Chaque poche, chaque trouée était flairée, analysée. Rien ne bougea. Pierre regardait faire le vieux chien, qui replongea dans la végétation, et l’encouragea de la voix : « Cherche, Lucifer, cherche ! ». Et à ce moment, dans un bruit de branches cassées, une énorme masse noire émergea. Deux coups de feu claquèrent, immédiatement suivis par les récris de Lucifer. Pierre était convaincu que le grand sanglier avait pris quelques chevrotines. D’ailleurs, une vingtaine de mètres plus loin, des gouttes de sang perlaient sur la voie de fuite, tandis que, se perdant au plus profond du bois, s’éteignaient les échos de la poursuite. Et ce fut le silence...

 

A midi, les chasseurs regagnèrent leur cabane. Régulièrement, Pierre guettait le retour de Lucifer. Au début de l’après-midi, le chien n’étant pas rentré, Pierre demanda à deux collègues de l’accompagner, et les trois compères retournèrent sur les lieux pour remonter la piste sanglante. La progression, au début, fut lente, mais bientôt les quelques gouttes de sang laissées par la bête noire se transformèrent en petites flaques de plus en plus fréquentes. Et, cinq cents mètres plus loin environ, ce fut Pierre qui fit la macabre découverte… Le grand sanglier, redoutablement armé, gisait sur le côté, raide mort. Son boutoir était écrasé entre les mâchoires de Lucifer, lui aussi couché sur le flanc, avec une horrible blessure au côté droit, par laquelle sa vie s’était échappée. Le quartanier, mortellement blessé, avait vengé les siens avant de succomber dans cette étrange étreinte qui réunissait pour toujours la bête noire et son plus farouche adversaire...