Bâtis à chaux et à sable

Des contraintes des publications dans les feuilletons, Foudras en a fait sa force. En effet, le récit de chasse colle au rythme imposé de ces publications. L’attente du chasseur sert de prologue et l’auteur brosse le paysage, la surprise du déboulé de l’animal et les péripéties sans cesse renouvelées de ces chasses permettent d’éprouver le héros de ces aventures. Suivent des rebondissements, pour clore un chapitre, et relancer l’intérêt du lecteur. Le Journal des Chasseurs eut donc comme principal collaborateur Théodore de Foudras sous le Second Empire. C’était plus de mille abonnés, mais des abonnés qui pouvaient peser dans le débat social ou sur les amendements, lors du vote de la fameuse loi sur la chasse, en 1844. Ensuite, ces textes étaient réédités en roman, que l’on trouve toujours dans les librairies. Dès que l’on ouvre une œuvre de Foudras, les chasseurs décrits nous sont proches. Le décalage historique est amorti. Car, qui n’aimerait avoir dans ses relations un comte de Fussey, capable de juger « un cheval rien qu’à lui voir manger son foin, un limier à sa manière de flairer sa soupe ». Voilà, en deux phrases courtes, comment Foudras peut nous faire comprendre et aimer un personnage. Tous les héros de Foudras étaient nés avec une trompe comme hochet, et étaient « doués d’une organisation merveilleusement appropriée au genre de vie qu’ils avaient adopté ». Bâtis à chaux et à sable, ils se contentaient d’un drap pour dormir, et si le gel venait, ils ne pliaient qu’une mince serviette sur leurs jambes. Foudras nous fait visiter une galerie de personnages hauts en couleur, terriblement sympathiques et qui baignent dans leur environnement. Au fil des pages, le marquis nous entraine dans les aventures cynégétiques de héros bien français, toujours galant, parfois fanfaron, mais sans lourdeur, et cela flatte notre vanité. En contre point, leurs pendants d’origine allemande comme le baron d’Overbeck ou Madame Hallali, traînent un spleen douloureux que la chasse ne peut dissoudre. Les vicissitudes de la vie qui l’obligèrent à vendre le château familial de Demigny lui ont permis de comprendre ces personnages torturés, ou d’autres, comme le Père La Trompette. Les compagnons d’Alexandre de Foudras, tous cavaliers issus de la Gendarmerie, ce corps d’élite qui faisait l’admiration de Frédéric II, y compris Mac-Mahon qui avait allié dans la sélection de ses chiens « le beau bruit à la grande vitesse, pour étouffer l’animal par la charge d’une meute criante, ou encore Pracomtal, châtelain de Chatillon en Bazois ou Montmort qui remontait du Charollais pour chasser à Arc en Barrois. Foudras les décrit au milieu des halliers dans des chasses mémorables où l’on couche dans une hutte pour relancer au petit matin le loup déjà fatigué par un ou deux jours de poursuite. Leurs territoires de chasse étaient sans barrières, sans barbelés et sans limites précises puisque l’on découplait chez soi, relançait chez un parent pour sonner enfin l’hallali chez un cousin.

 

Faire aimer la chasse

Dans cette galerie, deux personnages sont à part. D’abord, honneur aux dames avec Diane de Brého. Chasseresse, sortie toute armée de l’imagination de notre auteur, et dont le château baigne au-delà de Sierck, dans les brumes mystérieuses des Ardennes qui abrite l’abbaye de St Hubert. Ensuite, le fameux curé de Chapaize, de son vrai nom Nicolas Genost de La Forêt, qui, en 1773, abattit un loup enragé qui dévastait le sud de la Bourgogne. Ce haut fait cynégétique lui valut une gratification de Versailles et de l’Intendance de Bourgogne. C’est l’idéal du vrai chasseur de province, habile et modeste. Il régale ses invités de multiples chasses, avec le même souci de leur faire plaisir. Son fameux Ragotin bat à plat de couture le meilleur anglais pur-sang qui lui est opposé. Quel merveilleux titre que celui de « L’abbé Tayaut » dont le nom sonne comme un bien-aller guilleret et entraînant. Car chez Foudras, pas de longues pages techniques et ennuyeuses, comme ces pesants ouvrages de technique de la chasse où un dictionnaire cynégétique doit être ouvert en permanence. Chez Foudras, c’est toujours une conversation de bon aloi, qui vous mène vers une douce conversion aux délices du grand air et de la chasse. Ainsi, le doigt du lecteur, en fonction de son humeur, pourra sélectionner le titre qui le portera au-delà du quotidien. C’est boire une gorgée d’un champagne élégant et fruité. Ce sera soit quelques pages au fil des nouvelles, comme dans les Gentilshommes Chasseurs, soit un roman plus charpenté et picaresque comme l’abbé Tayaut. Comment analyser les subtilités de la chasse du lièvre ? Suivez les aventures de M. Marey-Gassendi et de son piqueur La Plume. Vous voulez être hors d’haleine derrière un quartenier ? Relisez « Grandeur et décadence d’un vautrait ». Foudras n’a qu’un but, vous faire aimer la chasse. Et vous verrez que le chasseur est éternel dans sa quête d’émotion. « Un chasseur de profession ne se pique pas d’être écrivain ! ». Foudras a su faire mentir le précepte édicté par d’Yauville, premier veneur et commandant de la Vènerie de Louis XVI.

 

 

Extrait des veillées de Saint Hubert

 

« … Ce doit être notre animal d'avant-hier. Quand il a été rentré dans son fort, j'ai voulu le recouper par un faux-fuyant, mais trois fois de suite il est revenu sur nous, comme pour nous signifier qu'il se regardait comme chez lui et qu'il n'entendait pas être dérangé… »

 

« Voilà, sur mon honneur, un drôle qui nous donnera du fil à retordre », s'écria l'intrépide veneur en mesurant, avec deux de ses doigts largement écartés, l'énorme trace laissée sur la neige par le solitaire. « Entourez ce buisson vous autres, poursuivit-il en s'adressant aux hommes qui l'avaient accompagné, et tirez droit si vous ne voulez pas que vos culottes soient décousues jusqu'à vos os par ce monsieur-là. La Branche, va les placer le mieux que tu pourras, pendant que j'entrerai là-dedans avec ma vieille garde de roquets ». C'est comme cela que notre héros appelait ses molosses quand il était mis en joie par la perspective d'un péril prochain, comme c'était le cas en ce moment. La Branche s'éloigna avec les commis et les domestiques, qu'il devait disperser autour de l'enceinte, et, quand M. Dubarat jugea que chacun était à son poste, il entra résolument dans le fort, environné de ses dix mâtins, qui ne semblaient pas moins en belle humeur que lui, tant il y avait parfait accord entre le chef et les soldats. À peine avait-il fait une dizaine de pas sous-bois, marchant avec toutes les précautions qu'on observe en pareille circonstance, et croyant loin encore l'ennemi qu'ils espéraient surprendre, qu'un épouvantable fracas de branches brisées leur annonça qu'il était, au contraire, en marche pour venir à leur rencontre. Le sanglier, au lieu de rester sur la défensive, se précipitait au combat, en renversant tous les obstacles sur son passage : il n'y avait pas moyen de se tromper sur les intentions de ce terrible animal, bien que tous ses pareils ne procédassent jamais ainsi.

 

La balle ne put jamais arriver jusqu'à la cervelle

Les dix mâtins, s'élancèrent en avant pour défendre leur maître, juste au moment où le solitaire débouchait sur une place à charbon, au milieu de laquelle se trouvaient le veneur et son armée à quatre pattes. Il était donc impossible que l'action s'engageât d'une manière plus vive et dans des conditions plus dramatiques, la place à charbon, entourée de toutes parts d'épaisses broussailles, formant, en quelque sorte, un véritable champ-clos, qui ne laissait aux deux partis que l'alternative de la victoire ou de la mort. M. Dubarat vit du premier coup d'œil à quel dangereux ennemi il avait affaire, aussi ne s'amusa-t-il pas, suivant son invariable coutume, à dégainer d'abord son couteau de chasse pour fondre sur son adversaire à l'arme blanche. Mais il arma lestement son fusil, porta la crosse à son épaule plus lestement encore, fit feu de son premier coup avec la rapidité de l'éclair, et vous planta bel et bien une balle entre les deux petits yeux flamboyants de colère du sanglier. Celui-ci secoua la tête, comme si on lui avait donné une pichenette sur le nez, mais tel était le volume de cette monstrueuse tête, que la balle ne put jamais arriver jusqu'à la cervelle. Le solitaire ne s'arrêta pas pour si peu de chose, et, continuant sa première charge comme si de rien n'était, il éventra les trois plus hardis mâtins qui le séparaient du tireur, et vous culbuta ce dernier avec une facilité qui témoignait de sa force prodigieuse et de sa résolution de ne pas céder sa peau à bon marché.

 

« À moi, mes amis ! »

M. Dubarat, en tombant tout de son long sur la neige déjà ensanglantée et couverte des entrailles des trois pauvres mâtins, laissa échapper son fusil, et s'écria d'une voix retentissante : « À moi, mes amis ! ». Puis il fit un suprême appel à la vigueur de ses poumons, et il reprit plus énergiquement encore : « À moi ! Je suis f..tu ! ». Avant qu'il eût fini de prononcer cette phrase, très peu équivoque, on en conviendra, pour ceux qui étaient à portée de l'entendre, le solitaire était revenu sur lui, et ils ne se trouvaient plus séparés l'un de l'autre, que par la longueur du fusil de l'intrépide veneur, qui avait eu la présence d'esprit de ramasser par terre, en touchant le sol, son arme tombée à côté de lui, comme on sait, pendant la bagarre. Il tira alors un second coup, et cette fois à bout portant ; mais, par malheur, le canon de gauche dont l'extrémité était remplie de neige, creva à quelques pouces du tonnerre, et toute la charge s'en alla par cette voie dans l'espace, en emportant un bon morceau de la casquette du chasseur, sans endommager toutefois la tête qu'elle couvrait. La situation devenait de plus en plus critique, car pas un défenseur ne se présentait, et M. Dubarat, bien que les sept mâtins valides encore fissent de leur mieux pour opérer une diversion utile dans le combat, M. Dubarat, dis-je, ne pouvait plus être sauvé que par un de ces miracles qui n'arrivent jamais. Le sanglier lui avait déjà ouvert la main depuis le pouce jusqu'à l'articulation du poignet, la cuisse, du genou jusqu'à la hanche, et la joue, du menton jusqu'au sourcil, si bien qu'il était entamé un peu partout, et couvert de blessures de la tête aux pieds. Dans cette extrémité vraiment terrifiante, notre héros ne perdit pas une seule seconde le sang-froid dont il avait besoin pour juger sa position et se tirer d'affaires, si cela était humainement possible. Donc, à force de lutter, tout blessé qu'il était, il parvint à saisir le solitaire par les écoules, et, une fois qu'il eut trouvé ce point d'appui, il put se mettre sur ses genoux et soutenir ainsi le combat avec moins de désavantage. Qu'on se représente, si faire se peut, par l'imagination, le tableau que devait offrir la petite place à charbon, transformée tout à coup en champ de bataille, où les deux partis n'y allaient pas de main morte, comme il est aisé de le croire d'après ce qui précède. À l'arrière-plan, trois mâtins couchés sur la neige tout empourprée de leur sang, et toute souillée des débris fumants de leurs entrailles ; puis, sur le devant de la scène, sept autres chiens accrochés aux flancs d'un animal monstrueux, ayant en face lui un homme hideusement mutilé et à genoux, qui le tenait par les oreilles, et avec lequel il échangeait des regards dont il est plus facile de se figurer l'expression que de la décrire. La hure du premier et la tête du second, dans un état également pitoyable, n'étaient parfois qu'à une si faible distance l'une de l'autre, que les soies hérissées du sanglier se confondaient avec les cheveux hérissés du chasseur en détresse.

 

L'arme était encore dans la blessure

Les choses, on le comprend, ne pouvaient rester longtemps dans cette situation sans amener une catastrophe ; mais comment elles eurent une autre issue que celle qui semble la plus probable au premier examen, personne ne le sut positivement alors, et ne le sait encore aujourd'hui d'une manière bien certaine. Quand les tireurs postés au loin arrivèrent successivement sur le théâtre de la lutte, ils trouvèrent le sanglier et le veneur étendus côte à côte sur la neige, l'animal très bien mort d'un coup de couteau de chasse, qui le traversait de part en part au défaut de l'épaule, à telles enseignes que l'arme était encore dans la blessure, la poignée à gauche et la pointe à droite, et l'homme seulement privé de connaissance par suite de l'énorme quantité de sang qu'il avait perdue, mais tellement maléficié du haut en bas, que, dans le premier moment, les autres chasseurs ne surent par quel bout le prendre pour essayer de le remettre sur ses deux jambes. Quant aux sept mâtins qui, étant sortis sains et saufs de la première attaque du solitaire, avaient défendu leur maître jusqu'à la fin, avec autant de ténacité que d'intelligence, leur peau, à l'exception des anciennes cicatrices dont elle était illustrée, ne portait d'autres marques que quelques estafilades très insignifiantes, preuve certaine que leur terrible ennemi avait eu, grâce à eux, tant de besogne du côté de sa tête, que le temps lui avait manqué pour s'occuper un peu sérieusement de ce qui se passait dans les environs de sa queue. M. Dubarat fut longtemps malade, puis impotent des suites des trois blessures qu'il avait reçues dans cette rude échauffourée, à laquelle il n'avait échappé que par miracle. La plaie de la cuisse, entre autres, était restée tellement sensible, même après une complète cicatrisation, que le pauvre homme avait été obligé de porter des cotillons pendant près d'un an, toute pression sur le membre attaqué lui étant insupportable.