Combien de sangliers périrent de ces blessures, qui n’occasionnaient la mort que par effets secondaires, sous forme d’abcès, d’amputations et autres infections qui se chargeaient d’emmener, au terme d’une agonie qui durait des jours et des jours, ces pauvres bêtes sous les halliers de Saint-Hubert ? Pourtant, les chevrotines étaient adorées, adulées, et comme les chasseurs ne voyaient que par elles, les armuriers suivaient la demande, et s’ingéniaient à les encartoucher. C’est ainsi que, dans ce chef-lieu de canton de Haute-Saône, une armurerie avait été créée un an auparavant, dans une partie des locaux de la quincaillerie familiale, qui élargissait ainsi son potentiel commercial. Le temps des affaires était revenu, et toutes étaient bonnes à traiter. Le grand patron des lieux avait donc confié à ses deux fils le soin de développer l’activité cynégétique, et sous un fronton sur lequel avait été peint, hâtivement, « Tout pour la chasse et la pêche », nos deux héros s’activaient. L’aîné, Michel, s’était improvisé « armurier » parce qu’il vendait des armes, des cartouches et divers accessoires dont le chasseur ne peut se passer, et son cadet se prétendait « armurier adjoint », d’une part parce que c’était lui qui confectionnait la plupart des cartouches, et qui, avant de les commercialiser, les essayait dans des conditions à la limite de la légalité. Toutes les périodes de l’année méritaient que l’on fasse des essais de poudre, par temps froid, par temps humide, par temps sec et par temps chaud. On s’en doute, dans ces conditions le petit gibier était rarement invité à faire l’ouverture, victime de ce grand escogriffe qui, au nom de la technologie, lui faisait la peau avant. Mais, malgré toute cette bonne volonté, la concurrence se faisait rude et il était maintenant nécessaire de faire de la « réclame » pour attirer le client, qui déjà commettait des infidélités à ses fournisseurs attitrés, n’hésitant pas à faire des kilomètres pour aller voir ailleurs, là où forcément c’était mieux. Et chacun y allait de déplacements en découvertes, vantant, à la place du vendeur, les qualités des produits qu’il avait achetés. Et si « lui » les avait acquises, c’est bien parce qu’elles avaient quelques choses en plus.
Les cinq impacts mortels
Le plus jeune des deux frères, qui se prénommait Gérard, affichait une belle connaissance théorique de l’efficacité des chevrotines. A force de débiter son argumentation, il en était arrivé à se convaincre lui-même du bien-fondé de son raisonnement. De fait, tous les jours, inlassablement, il martelait à ses clients qu’il fallait, pour tuer un sanglier, un minimum de cinq impacts, dont au moins deux toucheraient des organes vitaux, c'est-à-dire entraîneraient la mort de l’animal dans les secondes qui suivaient le tir. Et de proclamer que, le tiers des grains de plomb contenus dans une cartouche, devaient atteindre la cible. On peut donc faire le compte de ses brillantes déductions : puisque cinq impacts étaient le minimum nécessaire, il fallait au moins quinze grains dans une cartouche. Il se spécialisa donc dans ces chargements, élargissant toutefois sa gamme aux « 17 » et « 21 » graines. Le reste n’était que foutaise… Jusque-là, finalement, rien de bien méchant, car tous ses collègues armuriers savaient, comme lui, brosser dans le sens du poil, les sangliers, les chiens des chasseurs et les chasseurs eux-mêmes. Mais, pour faire beaucoup d’affaires, cela ne suffisait pas. Il fallait trouver l’argument original, imparable, celui que les autres n’avaient pas. Un matin, il eut l’idée géniale. A la chasse des grands animaux, l’efficacité se mesurait en petite portée, généralement de l’ordre d’une vingtaine de mètres, rarement plus. Il serait donc bien de vanter les mérites d’une cartouche qui assurerait au moins cinq impacts à… cent mètres. Avec une telle invention, les chasseurs viendraient en nombre dans la boutique, achèteraient en quantité ses cartouches et feraient gonfler le tiroir-caisse. Mais il ne suffit pas d’affirmer un tel argument, encore faut-il pouvoir le prouver, et nos deux compères de le faire, dès le dimanche suivant, à une chasse où ils étaient régulièrement invités. La journée se passa normalement, avec beaucoup d’animaux vus, beaucoup de tirés, et peu de ramassés pour faire le tableau. C’est alors que Gérard dévoila, sous le respect d’une certaine confidentialité, avoir trouvé le « système » pour faire des cartouches chargées à chevrotines dont la portée utile était au moins de cent mètres. Les chasseurs présents, tous avides de posséder de telles munitions firent le rond autour du spécialiste, cherchant à en savoir un peu plus. Vous vous rendez compte, pouvoir culbuter un sanglier à cent mètres ! De telles perspectives faisaient partie du domaine du rêve, car jamais, au grand jamais, la technologie n’avait affleuré une telle performance. Et notre Gérard, certain de son coup d’exploit, prit un chasseur à témoin et lui lança : « Je te parie que je touche ton chapeau à cent mètres avec au moins cinq graines ».
Septique, l’autre n’y croyant pas, dans une réponse provocatrice, rétorqua : « Chiche ! ». Et notre Gérard s’empara du chapeau et invita Michel, son frère, à aller le déposer cent pas plus loin, en lui recommandant de faire de grandes enjambées pour que l’on ait au moins les cent mètres. Consciencieusement, ce dernier s’éloigna, comptant ses foulées… dix, vingt, cinquante, quatre-vingts, cent… Il déposa alors le chapeau sur le sol, bien à plat, et revint vers le petit groupe, au sein duquel Gérard préparait son arme. Il introduisit une belle cartouche au tube rouge, sur laquelle figurait dans un rond le nombre « 17 ».
Ça alors !
Gérard se positionna et invita tous les spectateurs à se mettre en retrait. Si certains retenaient leur souffle, d’autres souriaient benoîtement, ne croyant pas une seconde que le chapeau risquait grand-chose à cette distance. C’est évident, les chevrotines pouvaient aller bien plus loin, mais de là à en concentrer cinq, dans cette petite surface, c’était une autre paire de manches. Gérard s’appliquait et à bras francs, prit sa visée, bloqua sa respiration. Instinctivement, tous en firent autant, appréhendant le bruit de la détonation. Ils sursautèrent quand le nuage de fumée blanche sortit du canon. Au loin, autour du chapeau rien n’avait bougé. Finaud, Gérard invita un autre chasseur à aller récupérer le couvre-chef, et ce fut le propriétaire lui-même qui se porta volontaire. Il s’éloigna lentement, tandis que notre « armurier adjoint » cassait son fusil et sortait du canon gauche la douille encore fumante. Parvenu près de son bien, le chasseur ramassa son chapeau et le fit tourner dans ses mains, à gauche, à droite, le regardant par-dessus, et par-dessous. Bien plus vite qu’il n’était parti, il revint vers le groupe n’arrêtant pas de murmurer : « ah, ben ça alors ! Ah ben ça alors ! ». Parvenu près de ses collègues, il abandonna son bien dans les premières mains qui l’avaient saisi. Ils n’en croyaient pas leurs yeux et comptaient les perforations : « une, deux, trois, quatre, cinq, six… ». Effectivement, six petits trous bien ronds allaient désormais aérer la tête du propriétaire dont les cheveux s’étaient dressés dessus. C’était incroyable et tous s’extasiaient devant cette performance qui, apparemment, laissait Gérard, non pas de glace, mais peu surprit, tellement il était sûr de ses cartouches.
L’exploit fit la clientèle...
La nouvelle fit rapidement le tour du canton et « l’exploit » fut même renouvelé à plusieurs occasions, lors d’autres chasses auxquelles se rendaient les deux frères. Oh, ils ne firent pas fortune avec leurs chevrotines, le progrès allait bien plus vite qu’eux, mais ils en vendirent beaucoup, car dans un rayon de cinquante kilomètres, les chasseurs venaient s’approvisionner en cartouches « qui pouvaient vous culbuter un sanglier à cent mètres ». Les vieux fusils, avec elles, devenaient aussi performants que ces nouvelles carabines qui arrivaient sur le marché des armes. Ce ne fut que bien plus tard que la vérité éclata, quand Michel avoua qu’un jour, son frère avait loupé le chapeau, et pour cause… « Ce jour-là, raconta-t-il, aucune chevrotine n’a atteint le but, comme d’ailleurs les fois précédentes. Mais, en allant déposer le chapeau, je me suis aperçu que j’avais oublié mon couteau de poche, celui qui est muni d’un beau gros poinçon… ». Car c’est cet ustensile, adroitement manipulé, qui perçait les coiffes lorsqu’il allait déposer au loin le couvre-chef, tournant le dos aux spectateurs dont l’attention d’ailleurs, était dirigée vers l’arme et la petite cartouche rouge, complice involontaire dans les mains de Gérard, de cette belle escroquerie cynégétique, qui a toutefois fait rêver des centaines de chasseurs de la région...