Le lendemain soir, la montagne se fit lourde de silence. On aurait dit que la forêt retenait son souffle. Quand les premiers hurlements éclatèrent à la lisière, Adrien comprit aussitôt. Ils revenaient. Pas seulement pour chasser, mais aussi pour venger la vieille louve. Le Patou, bien que fiévreux, s’était relevé. Il refusait de rester enfermé. Adrien l’avait caressé longuement, comme pour lui faire entendre raison, mais le chien avait grogné, décidé à rejoindre son poste. C’était son rôle, sa vie. Les silhouettes apparurent bientôt dans la clarté blafarde. Pas une, ni deux, mais probablement sept, et peut-être même huit. Leurs cris emplissaient la nuit, saccadés, sauvages. Adrien chargea sa carabine, tira deux fois en l’air. Les loups s’arrêtèrent un instant, puis reprirent leur marche. Alors, le choc éclata. Trois d’entre eux franchirent la clôture d’un bond. Le Patou fit face. On entendit les mâchoires claquer, les grognements se mêler aux hurlements. Adrien hurla aussi, tenta d’effrayer, mais rien n’arrêta la fureur. Le chien se battit comme jamais, mais affaibli, il fut submergé. Un jeune mâle, sans doute fils de la louve, planta ses crocs dans le flanc du Patou, qui poussa un dernier grondement, avant de s’effondrer, les yeux fixés sur son maître. La barrière cédait de partout. Le troupeau, pris de panique, s’éparpilla. Les loups sautaient par-dessus la clôture, fondaient sur les brebis, les égorgeaient en rafale. C’était la curée. Des bêtes se couchaient en convulsions, d’autres fuyaient en hurlant. Adrien courait, criait, mais sa voix se brisait dans le tumulte. Il tenta encore de viser, mais ses mains tremblaient. Au bout d’une éternité pour le berger, les loups cessèrent. La moitié du troupeau gisait à terre. Les survivantes erraient, hébétées, couvertes de sang. Les prédateurs, repus, se retirèrent dans le bois, traînant leur faim inassouvie et leur victoire farouche.
Quand le jour se leva, Adrien n’était plus le même homme. Il avait veillé près du corps du Patou, caressé une dernière fois son poil dur, refermé ses paupières lourdes. Puis il avait parcouru la prairie, relevant une à une ses brebis mortes, effleurant les blessures nettes, les cous brisés. Ses mains tremblaient de fatigue et de rage. Alors, comme la veille, les « officiels » vinrent constater. Les gardes du Parc, l’homme de la DDTM, un représentant de la fédé, le vétérinaire, et même un voisin. On nota, on photographia, on compta les cadavres. On parla d’indemnisation, de dossiers à remplir, de mesures de protection à renforcer. Adrien, lui, n’écoutait plus. Il regardait la montagne, ces pentes abruptes qu’il avait gravies mille fois, ces alpages qu’il avait entretenus au prix de son dos et de ses mains. Et il savait...
On pouvait dresser d’autres clôtures, acheter d’autres chiens, remplir d’autres formulaires, mais le cœur n’y était plus. Ses nuits ne seraient plus jamais des nuits, mais des guets éperdus. Ses jours ne seraient plus que surveillances inquiètes. Et toujours, la menace tapie, les hurlements en écho. Il rassembla ses affaires. Il descendit dans la vallée, laissant derrière lui les cadavres, le silence, et les pierres froides de la bergerie. La montagne, privée de ses bêtes, se refermerait lentement : les herbes hautes reprendraient les pâturages, les ronces gagneraient les sentiers. Adrien n’était plus berger. La montagne perdait un gardien, et les loups, eux, continuaient de rôder...