Les deux personnages s’entretinrent un moment à voix basse, jetant parfois un coup d’œil vers Charles-Henri. Au bout d’un temps qui lui sembla très long, Saint Pierre s’adressa à lui : « Charles-Henri, avez-vous un désir à formuler ? Comment voudriez-vous que soit l’éternité pour vous ? ». « Saint Pierre, si vous le permettez, j’aimerai vivre dans une petite maison, disons trois pièces, non quatre plutôt, confortable, près d’un petit bois plein de sangliers, avec un bon mirador en lisière et une bonne carabine à verrou… ». « Bien, j’ai compris. Hubert, vois ce que tu peux faire » répondit Saint-Pierre. Et Saint Hubert emmena Charles-Henri et le confia à un ange de service qui portait une casquette de garde-chasse et sur sa robe blanche, une plaque d’argent. Hubert parla à voix basse à l’ange qui disparut quelques minutes et revint avec une magnifique carabine à verrou, au beau bois de crosse en noyer, élégamment veiné. « Quand vous voudrez » dit l’ange garde-chasse à Charles-Henri. Et ils partirent… Au bout d’un moment, ils arrivèrent devant une grille noire qui s’ouvrit toute seule devant eux. Machinalement, Charles-Henri nota une inscription à demi effacée au sommet : « Lasciate ogni speranza… », mais un peu éberlué tout de même, il n’y fit guère attention. Au bout d’une allée pavée, assez mal entretenue, ils débouchèrent dans une petite clairière, et là, le cœur de Charles-Henri se mit à battre plus fort…

 

Au fait…

Cette clairière était une merveille. En son centre il y avait une large souille, des frottoirs et des coulées profondes qui reliaient le tout. L’endroit parfait pour un affût. L’ange garde-chasse invita Charles-Henri à prendre place dans le mirador et vint s’asseoir à côté de lui. Il chargea la carabine et la tendit à Charles-Henri qui aussitôt retrouva son fameux équilibre qui avait fait de lui le tireur célèbre, excellent sur la plume, extraordinaire sur le poil. L’arme était bien en main, un peu trop pentée peut-être, mais ce n’était pas plus mal pour les coups de longueur. Charles-Henri reprit tout de suite ses gestes familiers. Bombant le torse, effaçant les épaules, il fit quelques mouvements, épaula très vite, une fois, deux fois, à droite, à gauche, fit quelques flexions des jambes en élevant l’arme au-dessus de sa tête. L’ange regardait muet, comme absorbé par un rêve intérieur. « Comment vous appelez-vous mon ami ? » demanda Charles-Henri. « Timothée, Monsieur, pour vous servir ». « Eh bien Timothée, attendons ! Y-a-t-il des sangliers en ce moment ? ». « Oui Monsieur » répondit l’ange. « Sortent-ils tôt ? ». « Oui Monsieur ». « Sont-ils gros et bien armés ? ». « Oui Monsieur ». « Alors patience Timothée, attendons un vieux solitaire. Ah, au fait, appelez-moi donc Monsieur le Comte à l’avenir ». « Pas ici Monsieur, ça ne se fait pas » répondit l’ange toujours lointain. Drôle de maison pensa Charles-Henri, il faudra que j’éduque ce rustaud. Mais comme les ronciers de bordure commençaient à s’agiter, il s’apprêta à passer un bon moment. Soudain, un énorme sanglier sortit du bois et se dirigea vers la souille qu’il contourna. Il était loin, mais de profil. Le tir était tentant. La détonation surprit Charles-Henri. Le sanglier gisait sur le flanc agité par les derniers spasmes de l’agonie. Charles-Henri jeta un coup d’œil en coin vers l’ange garde-chasse pour voir la tête qu’il faisait, mais ce dernier semblait toujours aussi impassible. « Belle balle » lâcha Charles-Henri négligemment. « Oui Monsieur » fit l’autre. Diable, pensa Charles-Henri, il doit être habitué aux fines gâchettes. Et de continuer dans ses pensées : « ça ne s’annonce pas trop mal l’éternité. On s’en fait tout un monde mais c’est comme en bas, en mieux même. Il y a moins de foule ». Et il pensa soudain à Aurélie. Est-ce que par hasard ? Mais il chassa cette idée, c’était peut-être délicat et prématuré d’en parler à Saint Pierre. Pour ça, il verrait plus tard. Il en était là dans ses élucubrations quand soudain, au même endroit que précédemment, un autre énorme sanglier sortit également du bois. « Par exemple » se dit Charles-Henri en montant la carabine à l’épaule, « c’est un rêve ! ». « Je ne crois pas Monsieur » répondit l’ange garde-chasse. Et une seconde détonation coucha le sanglier à quelques mètres du précédent. « Quel dommage qu’il n’y ait personne. Jamais on ne voudra me croire quand je raconterai ce coup là » se dit Charles-Henri. Et il reprit sa place dans le mirador, contemplant, de loin, ses deux victimes.

 

Mais alors…

Quelques minutes plus tard, au milieu de la clairière, venant de la même coulée, déambulait un vieux solitaire qui se dirigeait droit vers la souille. « Je rêve, ce n’est pas possible » pensa Charles-Henri et il prit la visée, culbuta le troisième sanglier qui tomba à côté des deux autres. Charles-Henri était un peu secoué et à vrai dire, une petite ombre se glissait insidieusement sur sa joie de tout à l’heure. Enfin, il pouvait y avoir partout des coups de chance et des coïncidences, mais c’était drôle quand même. Et quand l’ange garde-chasse lui montra un quatrième sanglier, au bord de la souille, près des trois autres bien morts, Charles-Henri sentit la colère lui monter aux lèvres. « Ca suffit Timothée, allons voir ailleurs » dit-il d’un ton sec. « Impossible Monsieur, Saint Hubert ne serait pas content et Monsieur sait que l’on ne doit pas perturber le gibier qui sort du bois pour faire ses mangeures » répondit l’ange. « Bon, bon ! » fit Charles-henri en prenant sa visée qu’il fit exprès de placer bien en dessous du sanglier, plusieurs mètres devant. Il tira et à sa grande stupéfaction, la bête noire tomba, sur les corps des précédents. Alors Charles-Henri éclata : « Sacré bon sang Timothée, est ce que ça va durer longtemps comme ça ? ». « Oui Monsieur » dit l’ange toujours aussi calme. « Toute la soirée ? ». « Oh, bien plus longtemps Monsieur, toute l’éternité. Monsieur sait… l’éternité… Si une hirondelle, tous les mille ans effleurait de son aile… ». « Mais enfin, non d’un tonnerre, vous n’allez tout de même pas me dire que je dois éternellement, à cette même place, tuer ces sangliers imbéciles qui passent toujours au même endroit » hurla Charles-Henri. « Si Monsieur » fit l’ange. « Mais alors… et la voix de Charles-Henri s’étrangla… mais alors, c’est l’enfer ici ? ». « Mais oui Monsieur, répondit Timothée, où Monsieur se croyait-il donc ? ».