Inséparables depuis leur enfance, la chasse les réunissait tous les dimanches et quelquefois des jours de semaine, quand leurs occupations respectives le permettaient. Sur un ton qui se voulait discret tout en éveillant la curiosité, Ernest lâcha : « J’ai vu ce matin les traces fraîches d’un gros sanglier au fond de la Vau. Il marque comme la main et ses gardes sont écartées de plus de quinze centimètres ». Les compères le pressèrent de questions : « Tournes pas autour du pot… Tu l’as remisé où ce monstre ? ». Et l’Ernest, sûr de son effet : « Il est dans le gros buisson de la Combe, au bout du faux chemin. Si vous êtes libres, on l’attaquera avec la Pépette cet après-midi. Je passerai vous prendre à quatorze heures devant l’église ».
Il marque comme un veau !
A l’heure dite, l’Ernest arriva au volant de sa voiture « de chasse ». Assise sur ses genoux, les pattes sur le volant, Pépette donnait l’impression de conduire. Impeccable, le grand Roger avait enfilé une belle canadienne fourrée, en cuir marron. Pour la circonstance, il avait sorti sa carabine des grandes occasions : un Garand semi-automatique offert par un Américain et transformé depuis en calibre 7x64. Une belle arme… de cinq kilos tout de même. Le Riquet, qui fréquentait régulièrement la chasse de son beau-frère, portait un loden, des bottes de cuir et un grand chapeau orné d’une discrète plume de geai. Son drilling Sauer à l’épaule il osa la question : « T’es sûr qu’il sera encore là ? » lança-t-il à l’Ernest alors que ce dernier descendait de la voiture. « Pas de problèmes, ça chasse partout et il n’y a que là qu’il est tranquille » répondit calmement ce dernier, véritable stratège de l’équipe. Sa science reconnue de la chasse le faisait respecter par ses amis et les autres l’enviaient pour ses nombreux succès. Il portait, lui aussi une canadienne, mais elle était en forte toile, patinée par les nombreuses sorties qu’elle avait fait par tous les temps. Otant sa casquette que l’on croyait en cuir tant elle brillait, il donna les consignes : « Pas question de se poster trop près du buisson… Il faut laisser l’animal prendre son parti et faire plaine… Riquet et toi, Roger, vous l’attendrez à la lisière de la forêt. Naturellement, on ne tirera que le sanglier ».
L’aventure, c’est l’aventure !
L’Ernest, la Pépette et le Riquet s’installèrent sur la banquette avant du véhicule, le grand Roger prit place à l’arrière. Achetée d’occasion à la société des Eaux de Vittel, la « Vittel Délices » était une pimpante Juvaquatre peinte aux couleurs de la société : du mauve, du rose et du parme avec, sur toute la longueur et des deux côtés, le dessin très réaliste d’une bouteille de la précieuse boisson. « Un chose est sûre, c’est que cette bouteille ne quittera jamais la voiture pour venir sur ma table » précisait avec malice le propriétaire. A cette époque, on trouvait beaucoup de Juvaquatre. Cette petite camionnette produite par Renault équipait la Gendarmerie nationale et rendait, par sa polyvalence, de grands services en campagne. Pour tenter de passer presque partout, ses roues motrices avaient été équipées de pneus de motoculteurs fortement crantés et c’est en cahotant et à vitesse réduite que notre équipe se rendit sur les lieux. « On est quand même très secoué » marmonna le Roger qui ne parvenait pas à allumer sa cigarette. Quelques centaines de mètres plus loin, l’équipage quitta le bitume pour s’engager sur le chemin de la Vau. La voiture retrouva son rustique confort et c’est en deuxième vitesse que nos chasseurs arrivèrent à pied d’œuvre. Le temps pour le Roger de se déplier et chacun gagna son poste, dans le plus grand silence. Le gros buisson de la Combe était un ancien verger abandonné envahi par la ronce, une remise idéale pour les grands sangliers et nos compères n’en étaient pas à leur coup d’essai. L’Ernest regarda un instant ses amis s’éloigner, puis, entreprit de s’équiper tandis que la Pépette impatiente lui faisait fête. « Pas besoin de cuissard, la petite chienne fouillera le buisson. Je resterai en arrière, des fois que… » pensa-t-il à haute voix.
« Le bestiau ! »
L’arme était à l’image du bonhomme, un « Robust » de la Manu de Saint Etienne qui avait passé toute la guerre dans un sac à patates sous une gouttière du grenier. Résultat, une crosse en piteux état, des canons piqués et la chambre droite percée qui interdisaient l’usage des balles. Un coup de 21 grains y était toutefois en attente, alors qu’une « neuf graines chaînées » était introduite à gauche. L’Ernest se dirigea vers le buisson, sur la rentrée du sanglier, la Pépette sur les talons. Elle disparut aussitôt, absorbée par les ronciers. Il n’y avait plus qu’à attendre. Confiant, l’Ernest sortit sa blague à tabac en caoutchouc naturel rouge, qui contenait aussi un paquet de feuilles gommées. Son attention se concentra alors sur la fabrication d’une cigarette. Fier de son œuvre, ce fut avec délectation qu’il l’alluma et en tira une première bouffée quand il entendit son chien au ferme. « Bon sang, il est là ! Ah, la brave Pépette, elle l’a trouvé ». La Pépette, prudente, n’approchait jamais les sangliers à moins de cinq mètres, distance suffisante pour les mettre sur pied. Celui-là se mit à tourner dans le fourré. Il cherchait le vent, la petite chienne à ses basques. Deux chevreuils, dérangés, sortirent de la petite enceinte et firent quelques sauts désordonnés en plaine. Soudain, un fracas de branches cassées trahit le « mahousse » qui venait droit sur l’Ernest. Il épaula et à quinze mètres à peine, lâcha les neuf graines de son canon valide. Touché en pleine tête, le monstre s’effondra. « Bon sang de bois, le bestiau ! » dit-il quand ses copains arrivèrent pour le féliciter, « il fait au moins 140 kg ».
Sans suites…
La cérémonie de l’émasculation terminée, le chargement que l’on devine fut laborieux dans la « Vittel Délices » qui prit séance tenante, le chemin du retour. Un quart d’heure après, nos héros étaient au café à raconter leur exploit. Chaque fois qu’un ami entrait dans le bistrot pour les féliciter, ils racontaient encore et encore, le sanglier gagnant quelques kilos à chaque version. Enfin, le moment vint de montrer la victime. La préparation psychologique et les avertissements aux âmes sensibles rondement menés, notre petit monde se dirigea vers la « Vittel Délices ». Mais, à peine sorti du bistrot, le groupe d’admirateurs fut surpris par un tintamarre qu’ils ne tardèrent pas à identifier. La « Vittel Délices » était secouée dans tous les sens, sous les coups de boutoirs que lui portait le fauve ressuscité. Horreur ! Ce qui était une voiture n’était plus maintenant qu’un amas de tôles cabossées quand soudain, le monstre, voyant des ombres menaçantes autour de sa prison, s’acharna sur la portière arrière. Que faire, les armes étaient à l’intérieur ? Nos chasseurs n’eurent pas le temps de se poser plus longuement la question. D’un ultime coup de boutoir, le monstre fit voler le hayon et sautant de la voiture comme un bouchon de champagne quitte son goulot, il disparut dans la nuit, sans laisser d’autres souvenirs que ses suites pendues dans l’habitacle. Il ne restait sur place, au milieu des badauds, qu’une coque déformée, des portes enfoncées, des sièges aux ossatures tubulaires pliées et un tableau de bord pulvérisé. Seul, le porte-clés de Saint Christophe pendait encore au support du rétroviseur…
Epilogue
A Limaille et dans les environs, personne n’a jamais revu ni entendu parler d’un vieux sanglier émasculé. Si vous passez un jour dans ce petit village, prenez le temps de flâner. Au milieu d’un parterre d’orties, à la sortie du pays, derrière le garage Favel, vous ne tarderez pas à trouver la Juvaquatre et si vous vous attardez un peu, il se trouvera bien un villageois qui s’approchera de vous pour vous raconter « la fin de la Vittel Délices » et vous montrer le porte-clés pendu au rétroviseur avec son saint Christophe hilare qui se balance toujours…