Toute la semaine sous l’autorité de Guy et de Bernard, on a « pendulé » pour localiser les sangliers. Alors qu’ailleurs on utilise force limiers pour rembucher ces insaisissables migrateurs, ici, on a résolu le problème en faisant appel, en toute modestie et tout simplement, au surnaturel. La nuit tombée, on se réunit au bistrot du Marcel, autour de la grande table de la cuisine et on déploie à grands soins dans le plus grand silence une carte d’état-major jaunie par le temps et toute craquelée par les manipulations. Pour mieux la voir, la lampe à suspension réglable avec son abat-jour émaillé et son contrepoids en porcelaine a été descendue de telle façon que seul le pendule et la main qui le tient sont visibles, les visages restant cachés dans l’ombre. Curieuse image que cette main toute blanche dans le noir, avec le pendule qui balance ou qui tourne et que des voix sorties tout droit d’outre-tombe commentent doctement. « Moi, je les vois bien à la fontaine la Mouche » lâche enfin Guy, dans un souffle. Le pendule prestement remballé, la lampe remonte en couinant, découvrant les visages graves des participants à ce rite d’un autre âge. Pour les incrédules qui ricanent au fond de la classe et qui ne croient pas à l’efficacité de ce système, je vais me livrer ici même et sans plus tarder à quelques explications sur cette méthode rigoureuse et infaillible pour remiser les sangliers. Si le pendule reste inerte quand on le promène au-dessus de la carte, c’est qu’il n’y a pas de sangliers. Ce point étant acquis, s’il balance, c’est qu’il y a des sangliers et l’amplitude du balancement permet d’en estimer le nombre. Et s’il tourne me direz-vous ? Eh bien, s’il tourne, c’est qu’il y a un rut et que les animaux bougent et sont sur le point de déguerpir. C’est tout et vous aurez tout compris quand vous saurez encore que les sangliers perçoivent le magnétisme du pendule, et qu’à trop penduler, on les fait décamper. Cette explication, hautement scientifique et irréfutable, est la description du buisson creux, œuvre d’un voisin mal intentionné, naturellement, qui a vidé votre chasse pour mieux en avoir de bénéfice le lendemain. « Nous chasserons jeudi décide Bernard. Il nous reste une journée pour prévenir nos amis. En invitant chacun cinq à six personnes, nous serons une vingtaine, ce qui est parfait. Marcel et Michel traqueront avec Jean Philippe et Alain…».

 

Ils partirent à vingt…

« Mais, par un prompt renfort… » c’est près de cinquante chasseurs équipés comme les fantassins de l’armée mexicaine, les uns invitant les autres, qui se présentèrent au bistrot, au jour et à l’heure dite, sans compter tous les « râteaux » du coin, également sur le pied de guerre et en poste depuis l’aube. Sur le pas de la porte, André, un ancien pilote toujours impeccable, toise les participants. Il a gardé de son métier une rigueur qui s’accommode mal d’une telle organisation tandis qu’Adrien, de sa voie pointue, s’en prend déjà au Gérard qui a décidé tout seul de se poster à la fontaine « la Mouche », poste mythique entre tous, situé au cœur du dispositif. Au rond, pas de consigne particulière, mais une méthode très originale est appliquée. Un chasseur, tiré au sort, le Guy par exemple, donne un numéro au hasard (comme on peut s’en douter ici) et Bernard, grand maître de cérémonie, numérote les participants à partir de cette origine numérique. Il lui suffit ensuite de répartir les numéros par ligne et tout ce petit monde embarque dans les voitures, sans tenir aucun compte de ce qui vient d’être décidé. Dans le bois, les habitués marcheront loin en avant du chef de ligne pour l’attendre au poste qu’ils auront choisi de garder. La chasse, ici, s’organise comme ça, et rassemble toujours beaucoup de monde dans la satisfaction générale. Satisfaction pour Marcel, qui voit son bistrot rempli pour la journée, et satisfaction pour les organisateurs, qui pensent tous se rendre discrètement à la fontaine « la Mouche », quand ils auront posté leurs bonhommes. Dans ce bois de petits sapins, plus il y a de monde autour, et plus les animaux refusent de sortir et tournent à l’intérieur. De leur côté, les traqueurs ont garé leurs voitures le long de la route d’Aubréville, au carrefour de la Grande Tranchée. Comme à leur habitude, Marcel et Michel ouvrent le coffre de leur voiture et lâchent les chiens alors qu’Alain et Jean Philippe attachent les leurs pendant que les traqueurs s’équipent pour la poussée. La traque ici, dans ces repousses de bois colonisées par les ronces, impose un équipement particulier, qui passe obligatoirement par un lourd cuissard en lin, une vieille veste de l’armée, et des gants de manutention en cuir, dont l’index a été incisé au couteau pour permettre un tir aisé. Un long coup de trompe de Marcel qui dirige la traque et, en avant… La progression est difficile et il faut tout le métier des traqueurs pour rester en ligne. Les chiens qui ont tout de suite disparus, mènent déjà une belle compagnie. Et les animaux, comme d’habitude, passent et repassent, refusant obstinément de quitter ces couverts protecteurs. Pourtant, et c’est étrange, à la fontaine « La Mouche », on ne tire pas. La meute n’a pas lâché la compagnie, et les détonations que l’on entend ici et là, indiquent clairement que les animaux tournent et que les invités, prévus à l’origine pour servir d’épouvantail par les organisateurs de la battue, s’en donnent à cœur joie. Encourageant leurs chiens, obligés parfois de ramper sous la ronce, les traqueurs approchent maintenant de la fontaine « La Mouche » où ils perçoivent clairement des cris et des clameurs. Sortant sur la fausse ligne du poste de toutes les légendes, ils y découvrent alors un spectacle incroyable. Ah, passion, quand tu nous tiens ! Trépignant comme un gamin, faisant face au Bernard qui s’étrangle littéralement, Adrien rouge comme un coq, semble exécuter une danse vaudou, hystérique et ponctuée de cris et d’insultes, alors que Gérard et Guy sont pliés de rire, à deux pas de là. Après avoir placé leurs fusils et flairant le gros coup, ils ont tous voulu, et sans se concerter, aller se poster à la fameuse fontaine. S’y retrouvant tous les quatre et aucun ne voulant laisser la place à l’autre, le ton est vite monté pour aboutir à ce spectacle, heureusement sans autres témoins que les traqueurs médusés et… les sangliers, qui ont préféré pour l’occasion, aller faire des heureux ailleurs.