Passion chasse et beaux salons
Dans la correspondance laissée par Tourgueniev, la chasse est un sujet fréquent. A chaque retour dans son domaine, la maison est prête, le jardin en ordre et surtout la chasse va commencer. « Je vais m’en donner. Tous mes chiens se portent bien et il parait que le gibier est nombreux cette année… ». Mais ce peut être aussi une invitation somptueuse, comme cette chasse à 450 verstes dans le district le plus sauvage de Novgorod : « On me promet 30 ours. Pourvu qu’il y en ait trois ! » écrivait-il avec une gourmandise limitée. L’histoire ne dit pas l’origine de cette magnifique peau d’ours, dont les griffes avaient été remplacées par des montures en or sur laquelle Pauline Viardot, sa tendre amie, dans sa loge de diva, faisait s’asseoir ses visiteurs. Décor de diva bien impossible à l’époque des haschtag. Tourgueniev lui fut présenté avec cette introduction : « Jeune propriétaire, bon fusil, causeur agréable mais… mauvais poète ». Invité par Piotr Zinoviev, il note, durant l’hiver 1843, qu’il faut se lever à deux heures et demie pour le petit déjeuner, partir en traîneau, tirer les chevreuils et les élans qui sont repérés. Lors d’une passée aux bécasses, le tableau est de 18 oiseaux. La chasse est avant tout une occupation amicale : « Je ne me sentirai réellement heureux à nouveau, que lorsque je pourrai parcourir ces grandes plaines de la Brie que j’aime tant, à vos côtés, le fusil à la main » disait-il à Viardot. D’ailleurs les « Récits d’un chasseur » furent rédigés à Courtavenel, dans ces plaines briardes. Est-ce un moyen de combattre la nostalgie de l’exil, ô combien fréquent pour le Russe ?
En forêt de Rougement, en Loir et Cher
Tourgueniev louait ce domaine, régulièrement ravagé par les braconniers. Comme nous sommes en compagnie de parfaits maîtres en littérature, il compare cette défloration aux aventures pittoresques que narre Jean de la Fontaine dans son conte en vers : « La Fiancée du roi Garbe ». A chaque ouverture, notre chasseur espérait faire de bons coups sur les cerfs, chevreuils, renards, faisans et perdreaux rouges. C’est en 1847 que Tourgueniev publie huit récits de chasseur dans une revue russe. Ces nouvelles sont regroupées sous divers titres : « Récits d’un chasseur » ou « Mémoires d’un chasseur » ou bien encore « Mémoires d’un seigneur russe » (1854). La chasse était utilisée par ce monarchiste constitutionnel pour masquer ses idées d’émancipation du peuple. Tourgueniev voulait faire de la vie, rien que de la vie, des tranches sans intrigues et sans grosse ficelle, selon l’analyse faite par Maupassant. Il ne sera pas question ici de l’œuvre théâtrale ou romanesque. Vingt et un récits furent publiés dans la revue « Le Contemporain » du numéro un en janvier 1847, puis trois autres dans « Le Messager de l’Europe ». La première édition (1852), fut épuisée en six mois. La deuxième date de 1859, et d'autres suivirent en 1860 et 1865. L’édition complète des vingt-cinq textes dans leur version définitive, sans coupure de la censure, est imprimée en 1874. Le recueil est constitué de vingt-quatre nouvelles, dont la dernière « La forêt et la steppe, biotopes spécifiques de la Russie », est une description de ses impressions de chasseur. Lors de la parution de la première nouvelle, l’éditeur décida d'ajouter le sous-titre « Mémoires d'un chasseur ». Le succès fut tel qu'il incita l'auteur à continuer d'écrire. Tourgueniev s'est donc servi de ses propres expériences de chasse pour écrire, s'inscrivant dans la tradition réaliste. Mais la chasse ne sert que de prétexte pour introduire des critiques virulentes sur le servage, la condition des peuples russes et les injustices des propriétaires. Tourgueniev en paiera le prix en 1852, lors de son enfermement d’un mois à la prison de l’Amirauté, et de son assignation à résidence, sous surveillance policière, dans sa propriété pendant dix-huit mois. Les illustrations, dans l’édition russe, sont de Piotr Petrovitch Sokolof, peintre spécialiste des scènes de chasses. Pour les éditions françaises, la première traduction est d’Ernest Charrière, en 1854. Pour les éditions illustrées, ce sont Godefroy Durand (en 1858), et René Meunier (en 1891) qui y ont apporté leur talent. Les scènes de chasses sont surtout la description du personnel qui œuvre pour le plaisir du maître. On y respire profondément les bonnes odeurs de l’alcool, bu dans les fumées tourbillonnantes du feu de camp, les fragrances fortes du chaume pourri du seigle, de l’armoise, les remugles de boues, la puissante odeur de la venaison. Nous avons dans l’oreille l’explosion sourde des détonations, les chants aigus des oiseaux, les huées rauques des rabatteurs, les chansons du terroir, pour calmer les angoisses devant le spectacle de la nature. Il leur oppose, en France, les odeurs fraîches et amères comme amande de pêche, et la mélancolie sereine et civilisée des alentours de Cortavenel, dans la fin de l’été alangui.
« Pégase » son chien, fut d’exception
En France, Tourgueniev est invité par, et chez son compatriote, le baron Ury de Guinsbourg, banquier russe. Un tiré de faisans, sur le domaine de Chambodoin, est immortalisé par une grande toile due au pinceau de Nicolai Dmitriev Orenbourgsky. C’est ce tableau qui fait passer son chien Pégase à la postérité. C’était un superbe animal que tous admiraient à Baden-Baden. Il fut un chien d’exception dont on connait ses dates de vie et de mort : 1862/1871. Tourgueniev écrit sur les exploits de son compagnon à quatre pattes « Son flair, très développé, lui permettait de retrouver deux lièvres blessés en même temps… ». Bien qu’opéré en 1870, Pégase resta excellent jusqu‘à la fin. Tourguéniev lui consacrera une nouvelle sous son nom. Né à Carlruhe et acheté pour 120 florins à un garde-chasse, Pégase était un curieux mélange de setter anglais et de chien de berger allemand. Sa queue épaisse et son long poil noir avec des plaques couleur feu, lui donnaient une beauté remarquable et une physionomie altière et fort intelligente. « Si Pégasse est à l’arrêt, il y a du gibier », était devenu un axiome. Il ne courrait jamais, ni après les lièvres, ni après les renards, mais comme il n’avait pas reçu une bonne éducation anglaise dans toutes les règles, il s’élançait pour ramasser le gibier tout de suite après le coup de feu. Il était un admirable retriever. Combien de perdrix il a ramassé à plus d’un demi-kilomètre… Il reconnaissait l’oiseau blessé à son vol, et en le suivant du regard, il partait à sa recherche. Plus loin, Pégase fait se lever une dizaine de faisans dans une chasse à Offenburg. Et à sa grande joie, Tourgueniev en abat deux. « Cela m’arrivait rarement, écrit-il, car je ne suis pas un grand tireur… ». Jamais il ne baissait la tête, jamais il ne flairait les traces en fouillant honteusement le terrain du nez, en reniflant. Il se laissait toujours guider par son flair supérieur, chassait dans le grand style, en grande manière comme on dit en France. J’ai pris congé de lui, non sans douleur. « Adieu, pensais-je, mon chien incomparable, je ne t’oublierai jamais. Jamais je ne retrouverai un pareil ami ». Sa descendance n’aura pas les mêmes qualités que le hasard génétique avait attribuées à Pégase. Tourgueniev termina sa vie dans le chalet d’inspiration russe, bâti dans le parc des Viardot, à Bougival, le 22 août 1883, et sa dépouille fut transférée en Russie. Ainsi, Tourgueniev aura connu et décrit les grandes chasses dans sa Russie natale, les chasses mondaines autour de Baden-Baden, et les chasses amicales dans la province de France. C’est pourquoi il était normal qu’un autre chasseur fit son éloge funèbre. A son décès, Guy de Maupassant publia dans « Le Gaulois » un long article nécrologique sur deux colonnes. Ainsi se noue la longue chaîne des écrivains cynégétiques qu’il faut lire et relire sans cesse. Connaissance de la nature, amour du chien de chasse font que Tourgueniev est un vrai écrivain cynégétique.
Pour la petite histoire : Mais qui était Louis Viardot ?
L’analyse de la correspondance entre Tourgueniev et Viardot permet de retracer l’activité cynégétique de ce dernier. En 1850, Viardot se plaint des longues marches stériles, car le « gibier diminue d’année en année, les cailles sont fort rares, quant aux lièvres, ce sera bientôt un animal fabuleux que l’on ne trouvera plus que dans les bocaux d’esprit de vin… ». La complainte « Les temps ne sont plus », est bien une grande constante, avec le braconnage en accusé de ce désastre. Cependant, entre le 30 août et le 18 octobre, le carnier de Viardot s’est garni de 8 lièvres, 111 perdrix et 28 cailles, ce qu’un chasseur un peu habile aurait fait en une journée en Angleterre ou en Allemagne. Louis Viardot et son épouse, la cantatrice Pauline Viardot–Garcia ont acheté, en 1874, les douze hectares de la propriété des Chênes à Bougival. C’est à côté de cette folie du Directoire que Tourgueniev édifia sa propre datcha. C’était afficher, sur le plan géographique, l’existence de ce remarquable ménage à trois.
Extraits : Scènes de vie des chasseurs russes
Par un chaud après-midi d’été, je revenais de la chasse en télègue. Iermolaï, assis près de moi, sommeillait en dodelinant de la tête. Ballotés par les chaos, les chiens endormis à nos pieds, rebondissaient comme des cadavres. A tout instant, le cocher chassait à coups de fouet les taons abattus sur les chevaux… Nous nous engageâmes dans un taillis. Le chemin devint plus raboteux, nos roues s’embarrassaient dans les branches. Iermolaï se réveilla en sursaut et regarda autour de lui. « Eh ! mais, il doit y avoir des coqs de bruyère par ici. Descendons ! ». Le cocher s’arrêta et nous pénétrâmes dans le fourré. Mon chien fit lever une compagnie. Je tirai et déjà je m’apprêtais à recharger mon fusil quand un grand fracas s’éleva derrière mon dos et un cavalier fonça sur moi en écartant à deux mains les branchages.
- Permettez-moi de vous demander, me dit-il d’un ton arrogant, de quel droit vous chasser ici, mon cher mo’ssié ?
L’inconnu parlait avec une incroyable volubilité. Un cor de chasse lui pendait à l‘épaule et un coutelas pointait à sa ceinture. Une haridelle au poil roux, au front bosselé chancelait sous lui. Deux lévriers étiques et cagneux tournaient autour de sa monture.
- J’ignorais qu’il fut interdit de chasser en cet endroit, répondis-je.
- Vous êtes ici sur mes terres, mon cher mo’ssié.
- Excusez-moi, je m’en vais…
- Permettez-moi de vous demander, répliqua-t-il, est-ce à un gentilhomme que j’ai l’honneur de parler ?
Je me nommai.
- Dans ce cas, veuillez continuer à chasser. Je suis gentilhomme moi aussi, et très heureux d’obliger un de mes pairs. J’ai nom Tchertopkhanov Pantéleï.
Il s’inclina, excita son cheval de la voix, fit tourner sa nagaïka, donna du cor et disparut au galop. Comme nous sortions du fourré, nous entendîmes soudain deux chiens se récrier et un gros lièvre blanc s’élança dans l’avoine déjà haute. La meute de lévriers et chiens courants déboucha à son tour, bientôt suivi de Tchertopkanov en personne. A bout de voix, haletant, il ne parvenait pas à appuyer les chiens. Sa bouche ouverte ne laissait échapper que des sons inarticulés. Il galopait, les yeux hagards… Sur le point d’être pris, le lièvre se rasa, fit un brusque crochet sur lui–même et fila vers le taillis du côté de Iermolaï. Les chiens le relancèrent.
- Tiens bon ! marmotta d’une langue bégayante le chasseur éperdu. A toi, mon petit !
Iermolaï tira… Le lièvre, blessé, roula sur l’herbe lisse, rebondit et poussa son dernier cri sous les dents d’un des chiens qui s’était jeté en avant, mais que les autres rejoignirent aussitôt. Tchertopkanov sauta de cheval comme une trombe, tira son coutelas, courut vers les chiens, leur arracha le lièvre pantelant, et, avec une affreuse grimace, lui plongea jusqu’à la garde son arme dans la gorge. Après quoi, il poussa l’hallali.
- Raisonnablement, on ne devrait pas chasser en cette saison, lui dis-je en montrant l‘avoine foulée.
- Ce champ m’appartient, répondit Tchertopkanov à bout de souffle.
- En bonne règle, mon brave, voilà un coup dont j’ai à te tenir compte, dit-il à Iermolaï. Quant à vous, Mo’ssié, ajouta-t-l de sa vois criarde et saccadée, je vous remercie.
Il se remit en selle.
- Excusez-moi, j’ai oublié votre nom. Auriez-vous la bonté…
Je le lui répétai.
- Enchanté. Si vous veniez me voir, vous me feriez plaisir.
Tchertopkanov cingla les naseaux de son cheval et partit ventre à terre…
… Je frappai à la porte.
- Entrez, qui est là ?
Je pénétrai dans une petite antichambre, et par l’entrebâillement de la porte, j’aperçus Tchertopkanov en personne. Vêtu d’une vielle robe de chambre de Boukhara, d’un large pantalon et d’une calotte rouge, il était assis sur une chaise et maintenait d’une main le museau d’un jeune barbet, tandis que de l’autre, il lui faisait sentir un morceau de pain noir.
- Ah, c’est vous, me dit-il d’un ton fort digne sans se déranger. Charmé de votre visite. Asseyez-vous, je vous prie. Voyez, je fais l’éducation de Venzor… Quel beau temps nous avons… Les blés sont superbes !
J’inclinai la tête en signe d’acquiescement…
- Voulez-vous que je vous montre ma meute ? demanda Tchertopkanov.
Sans attendre ma réponse, il appela :
-Karp, Karpo !
Un grand gaillard en caftan de nankin vert, à col bleu de ciel et boutons de livrée se présenta.
- Dis à Fomka d’amener Ammalat et saïga, ordonna-t-il
Fomka, sanglé, botté, ne tarda pas à paraitre en compagnie des chiens. Par politesse, j’eus l’ait de m’intéresser à ces sottes bêtes, car c’est un fait bien connu que les lévriers sont stupides…