Un défilé de mode
Octobre est là, avec les premières battues toujours pleines d’espoirs, et aucun des archers ne manquerait ce rendez-vous. Dans cette zone périurbaine sensible, aucun chien n’est autorisé en battue, ce qui augmente encore le sentiment d’étrange discrétion qui ressort de cette chasse. On pratique donc un dérivé de la battue : le drücken, une technique de chasse venue d’Allemagne, appelé aussi « poussée silencieuse ». Les rabatteurs se déplacent sans bruit, un peu comme une ligne de ramasseurs de champignons, en s’interpellant de temps à autre pour se situer et progresser en ligne. Dérangés sans être affolés, les animaux se dérobent en empruntant leurs coulées habituelles à proximité desquelles les archers les attendent. Bien mené, un drücken est terriblement efficace. Ce jour là, François a décidé de chasser le « parcours de santé », lieu plus que sensible, où des agrès branlants aux utilisations ésotériques, jalonnent un parcours soigneusement balisé de détritus. A la baraque de chasse, c’est l’effervescence et nos amis se retrouvent joyeusement en conversant dans leur langage d’initiés. « Combien de livres ton recurve ? », « Combien de pouces d’allonge ton longbow ? », « Superbe ton shaggie… tu le mets sur ton tree-stand ? ». Autant la référence est allemande pour le carabinier, autant l’américain a pris le dessus en archerie. Le rond du matin, véritable défilé de mode, est l’occasion de découvrir les dernières nouveautés vestimentaires, agrémentées de quelques plumes rares sur les chapeaux, et de pompons aux multiples couleurs attachés sur le haut des chaussettes. Les consignes sont précises, particulièrement au niveau des postes. L’archer, en effet, ne tire qu’à quelques mètres, et le choix du poste devra tenir compte de ses aptitudes physiques de droitier ou gaucher, de son équipement « tradi » ou « poulies » et de ses capacités à escalader un tronc d’arbre pour atteindre un tree-stand et y prendre place. Sacrifiant à la mode locale, Tibo s’est déguisé en arbre avec beaucoup de soin. Il a aiguisé ses lames de flèches comme des rasoirs et a orné la corde de son arc de silencieux neufs, en fourrure. Il sera posté sur la route, à l’extrémité du « parcours de santé », exactement là où Régis, qui traque aujourd’hui, a réussi un bon coup lors du précédent drücken.
Les suites au prochain numéro
Attentif à tout, c’est à pas de loup que Tibo gagne son poste. Chaque craquement, chaque bruissement l’immobilise. Bien avant le départ des traqueurs, les animaux, simplement dérangés par la mise en place du dispositif sont déjà en mouvement. Un coup de trompe annonce que les rabatteurs sont partis. Les chasseurs n’entendront plus rien avant la fin du drücken. Pas un souffle de vent et un sol sec, sont de bon augure. Les poussées sont de courte durée et Tibo a décidé de rester debout afin de pouvoir réagir rapidement à toute éventualité. Un grand silence s’est installé, interrompu de temps en temps par le bruit lointain des voitures qui circulent au bas, sur la route. Appuyé contre un tronc, Tibo est plus que vigilant, une flèche encochée sur la corde, quand son attention est attirée par un bruit étrange… Mais oui, c’est un ronflement qui provient d’un petit buisson situé à une vingtaine de mètres. Il tente de percer la végétation de son regard plus aiguisé que jamais, mais de nouveau le silence revient. Rêve ou réalité ? Après quelques instants, le chasseur pense qu’il a été abusé et son attention revient à la chasse. Soudain, un craquement le fige. A droite, sur le layon, quelqu’un approche. C’est le pas d’un homme et le forestier du secteur apparaît soudain. Il guette manifestement les archers mais comme rien ne bouge, il repartira bredouille, passant pourtant à moins de cinq mètres du chasseur amusé. Plusieurs promeneurs ou sportifs du dimanche emprunteront le même itinéraire, sans se douter qu’ils sont, eux aussi, observés par des yeux invisibles. Et puis, une nouvelle série de bruits bizarres se fait entendre. Plus de doute, il s’agit bien de ronflements.
« Et si c’était un pochard endormi là ? » pense Tibo, qui n’ose pourtant pas quitter son poste pour vérifier, galvanisé par les consignes du matin. De nouveau le silence s’installe. C’est trop fort. N’y tenant plus, notre archer décide d’aller voir dans la direction du ronflement, mais le sol trop sec trahit immédiatement son intention, faisant instantanément cesser ces bruits… qui reprennent quelques secondes plus tard. Cinq fois, dix fois le manège se renouvellera sans que jamais le mystère ne puisse être élucidé. De guerre lasse, Tibo décide alors de ne plus tenir compte du ronfleur et de se concentrer sur la battue. Une toute petite heure plus tard, quelques branches cassées annoncent l’arrivée d’un traqueur. C’est Régis. « Hé, Régis, tu peux venir vers moi ? Il faut que je te dise quelque chose… ». « Encore loupé, hein ? C’est une manie chez toi ! » s’esclaffe le traqueur. « Non, non, il m’est arrivé un truc incroyable… » et Tibo raconte l’histoire à un Régis incrédule. « Je n’entend rien… ». « Attend Régis, attend… et tu n’en croiras pas tes oreilles… ». Et soudain, un ronflement, un bon gros ronflement bien sonore se fait entendre apportant à Tibo un soulagement que tout le monde comprendra. « Vas-y Régis, je vais te guider d’ici… » propose t-il alors un peu péteux. Et notre Régis, qui n’a peur de rien, s’avance vers les ronflements qui cessent aussitôt. « A gauche ? » demanda t-il à Tibo. « Non, plus à droite » répondit ce dernier. « Tu ne vois rien ? » ajouta t-il dans un murmure. Régis cherchait et fouillait la végétation, sans résultat. « J’arrive ! » finit par proposer Tibo. Nos deux compères se mirent à ratisser le secteur, jusqu’à un beau et gros tas de fagots empilés là par un bûcheron. Soudain, bondissant du tas de branches comme un diable sort de sa boite, le gros ronfleur, un magnifique ragot d’une centaine de kilos, laissa nos chasseurs médusés, ne leur offrant pour tout souvenir… que la vue de ses suites.