La guerre de 1870 fera exploser cette unité, et en novembre 1870, juste après la défaite de Sedan et l‘agonie du Second Empire, Louis Viardot doit fuir Baden-Baden qui fut une halte importante dans sa vie de chasseur. Il faut dire qu’auparavant, il fut invité à chasser sur les terres de Lord Lauderdale en Ecosse, et chez Baring, lord Ashburton. Il connait aussi les princières chasses prussiennes autour de Berlin, et ses lettres se terminent toujours par le joyeux cri du veneur vainqueur : « hallali ! ». Pour réaliser son loisir, en France, Viardot acheta le domaine de Courtavenel. Le château a noble allure avec ses tours, ceint de larges fossés que l’on parcourt en barque, et surtout, il est au centre d’un magnifique parcours de chasse, sur la commune de Vaudoye en Brie, à 24 km de Provins. Mais, c’est sur la fin que le couple se rendit acquéreur, en 1874, de la propriété des Frênes à Bougival, là où Tourgueniev édifia sa propre datcha dans le parc. C’était afficher, sur le plan géographique, l’existence de ce remarquable ménage à trois. D’ailleurs, le montage juridique était aussi complexe que leurs relations. Pauline Viardot en avait la nue-propriété, et Tourgueniev l’usufruit. C’est à Paris, le 5 Mai 1883, que décède Louis Viardot.

 

Son apport au monde de la chasse

La chasse est une ligne de vie qui meuble ses nombreux déplacements à travers l’Europe. Pour se délasser de tous ses soucis, pour réfléchir, quelle meilleure solution que la chasse. « S’endormir après un gai souper, avec la douce satisfaction d’avoir enfin réalisé mon rêve de chasseur… » confessait-il. Et son plus fidèle compagnon sera l’écrivain Tourgueniev. Viardot reprend donc l’axiome de Thiers, pour qui le bonheur est la plus grande dépense possible d’activité. « En ce cas, nous avions été sept jours durant, de chasse crapahutage, des gens bien heureux » avoue-t-il dans la relation épistolaire d’une chasse en Russie. Viardot nous ouvre à deux battants, la porte des grandes chasses où, en une solide camaraderie priapique, se côtoient les chasseurs au regard distant pour tout qui n’est pas de leur monde, et plein de défis entre eux. Plus que la prouesse du chasseur, c’est l’immersion dans l’esprit local de la chasse qui le motive : « J’ai toujours choisi, de préférence, non pas les meilleures chasses, mais les plus originales, les plus particulières aux pays que j’ai visités, et partant les plus inconnues dans le nôtre ». L’analyse de la correspondance entre Viardot et Tourgueniev permet de retracer leur activité cynégétique. Il faudrait presque ajouter cet opus à deux mains à la littérature cynégétique.

 

Nemrod cosmopolite…

Comment assurer à un auteur le passeport d’écrivain cynégétique ? Tout simplement en publiant, dans le « Journal des Chasseurs », à partir de 1843, une série d’articles sur : « Un affût au cerf dans les monts Krapacks ». Au fil des ans, cette bible internationale des chasseurs suit ses publications. Il y est qualifié de « bas de cuir nomade » ou de « nemrod cosmopolite ». En effet, au fil des pages, nous accompagnons Viardot dans les lieux emblématiques de la chasse. Au retour, il manie, pour son reportage, la plume comme le fusil. En Autriche–Hongrie, il nous apprend que dès le règne de Joseph II, au 18e siècle, s’appliquait déjà le principe moderne du pollueur–payeur : le dégât causé par le gibier est à la charge du propriétaire. Il découvre en Prusse la « kesseltreiben », forme de chasse au chaudron. Dans les pays germaniques, l’approche est fort prisée : « œil ouvert et bouche close », mais cela est à l’opposé de l’esprit de la chasse à la française qui privilégie la convivialité et l’émulation du carnier plein avec celui de son voisin. Il faut porter, avec le garde-chasse, le cerf dont les pieds entravés permettent de le suspendre à une perche, tel un lustre. En réalité, ces « Souvenirs » sont une approche sociologique du chasseur. Outre-Manche, Viardot souffre mille maux dans les réceptions anglaises où planent la morgue des grands propriétaires et le carcan des règles aussi ésotériques que celles du cricket. En 1843, il descend le beau Danube bleu, et on lui apporte le journal local rédigé en latin ! En Russie, il chasse sur des propriétés de trente mille hectares l’élan et l’ours. « L’ours, voilà un gibier dont il faut fuir le coup de patte qui peut vous scalper le chignon ». là-bas, les rabatteurs sont menés au knout, mais personne ne tire le pigeon ou l’alouette qui ressemblent au symbole du Saint Esprit. Tous ces articles seront rassemblés en un volume de 208 pages, publié en 1846. La dernière et 7e édition, datée de 1859, considérablement enrichie, est riche de 504 pages rassemblées en 15 chapitres. C’est la seule qui est complète avec trois chapitres inédits, dont l’appendice.

 

Amateur d’armes à feu

Viardot peut comparer la qualité des armes et trouve que son fusil, un « Perrin–Lepage » est moins bon que les carabines cannelées de « Libela », armurier allemand. Sur son râtelier, on compte sept armes, dont un magnifique fusil anglais de marque « Egg », qu’il a acheté pour 40 £. En 1850, Viardot se plaint des longues marches stériles dans la Brie, car « le gibier diminue d’année en année. Les cailles sont fort rares et le lièvre ne sera bientôt plus qu’un animal fabuleux que l’on ne trouvera que dans les bocaux d’esprit de vin… ». La complainte « Les temps ne sont plus », est bien une grande constante, avec le braconnage en accusé de ce désastre. Cependant, entre le 30 août et le 18 octobre de cette année 1850, le carnier de Viardot s’est garni de 8 lièvres, 111 perdrix et 28 cailles. Ce qu’un chasseur un peu habile ferait en une journée, soit en Angleterre, soit en Allemagne, note-t-il par contraste. Mais il doit être fine gâchette puisque sur 12 lièvres tirés dans toute la saison, il en a ramassé 11.  Viardot oppose les plaines françaises au dépaysement de la chasse de la grouse. « Cette chasse est ravissante, non seulement par sa nouveauté et par la beauté de l’oiseau, mais aussi par la singulière étrangeté, par le caractère grandiose de ces vastes déserts de bruyère rouge et d’ajoncs verts, enfin par la parfaite liberté du chasseur et du chien, qui ne sont pas emprisonnés dans la ligne des tireurs ». Viardot est un chasseur forcené : « Ne resterait-il à chasser que des rats, j’irais encore à la chasse pour chasser, pour me fatiguer le corps et l’esprit, pour gagner de l’appétit et du sommeil ». Et il confesse que chez lui : « la rage de massacrer les animaux est l’exutoire aux malheurs du monde ». Au fil de sa correspondance, Viardot se plaint des difficultés à trouver de bons chiens de chasse. Tout vrai chasseur ne peut que regarder avec amour les chiens de chasse au travail et Viardot en eut beaucoup. Un grand chapitre laudateur pour le chien espagnol qui « chasse comme le mouton va aux champs. Quel courage, car il lui faut un nez fin en dépit de la chaleur, un jarret solide car les parcours sont difficiles, faire des arrêts à toute épreuve et chasser toujours gaiement ». Il y eut aussi « Pedro », un magnifique pointer qui restera dans sa mémoire pour ses qualités. Dans sa correspondance, sont évoqués divers compagnons « Cid », « Sultan » et « Kitt », fort drôle de petit chien qui est un pointer noir, gros comme un petit King Charles, plein d’ardeur et de vigueur. Sa seule vue est une comédie, une saynète. En 1856, Viardot pleure « Rougeaut », son chien tué par accident, et cherche un couple de courants. Il évoque « Flambeau » et « Belette » dont la voix est bien cocasse, âpre et systématique comme l’oreille du lièvre. Une autre chienne « Diane » fut excellente sur la plume, le coq de bruyère et les perdrix. Les parcours de chasse de Viardot sont sous la vigilance de Bresset, son garde-chasse. Aussi, quand il veut repeupler, il fait jouer, mais en vain, son entregent jusqu’au garde général de Marly. Comme pour Foudras, la chasse est la meilleure des médications. « Huit jours après mon retour, s’ouvrait la chasse. Je fus exact au rendez-vous, quoique mon fusil me semblât un peu lourd. Ma guérison s’acheva promptement sous l’heureuse influence de ce souverain remède à tous les maux ». Viardot sortait indemne de l’épidémie de choléra. Concluons donc par ce message d’espoir de ce passionné de chasse : « Allez aux champs, chassez du matin au soir, et si vous n’avez pas un ami près de vous pour passer à l’ombre, en comptant les heures de repos et de sieste, emportez dans votre carnassière, le vieux Montaigne ». Méditons cette belle sentence qui ouvre à Viardot les portes de notre paradis cynégétique.  

 

 

Extrait : Une chasse avec Viardot

 

L’élan est comme on le sait le cerf du Nord… Il est moins élégant de forme et d’allure, mais beaucoup plus grand, plus gros, plus fort. Ses bois sont aussi moins hauts et moins droits, mais s’étendent en plus larges rameaux autour de sa tête et de son énorme cou, sous lequel pend, comme la clochette des vaches, une assez longue glande velue. Sa chair est fort bonne à manger, sans avoir la friande délicatesse de celle du chevreuil. Elle est fort tendre et plus fine que celle du cerf… Mais la chasse de l’élan ne se fait pas en toute saison… On attend, pour les attaquer avec des chances de succès, que l’hiver soit bien établi et que la neige couvre la terre afin que l’on puisse, en suivant leurs traces larges et profondes comme celles que laisserait un troupeau de bœufs, les parquer dans des enceintes… Dans la première semaine de décembre, un habitant de Lipowki, nommé Dimitri, vint annoncer deux troupes d’élans à M.R.T., mon habituel compagnon de chasse… Il se hâta donc d’avertir ses amis, et nous fûmes bientôt prêts à partir…

 

Huit chasseurs dans quatre traîneaux…

Nous rencontrâmes avant le jour notre armée de 150 traqueurs qui nous attendaient dans un carrefour du bois… On se met sans retard à placer traqueurs et traqueuses qui devaient envelopper l’enceinte, sauf l’espace réservé aux chasseurs. Il s’y trouvait, disait notre guide, un petit troupeau d’élans. La fortune ne m’avait pas favorisé dans le tirage au sort de nos places. J’avais le n° 1, c’est-à-dire que j’étais posté à l’une des extrémités de la ligne où devait finir le bruit et commencer le silence. Au signal donné, les cris partirent comme d’habitude et le tapage commença,  bien nourri, bien ronflant. Mais ce n’était pas une battue de lièvres. Comme nous tirions à balles avec des carabines cannelées, les traqueurs eussent couru trop de dangers en s’avançant dans le bois. Ils restaient donc à leur place, se bornant à faire, sans remuer, tous les genres de bruits que j’ai décrits précédemment… Les animaux parqués dans l’enceinte ne savent d’abord quel parti prendre… L’attente est longue ordinairement et quand on est planté immobile à son poste, les jambes dans la neige, on a tout le temps d’étudier le terrain, de juger les coups possibles, et de faire les plus beaux rêves de chasseurs. J‘entendis au loin sur ma droite un coup de fusil, puis deux, puis trois, pour en compter jusqu‘à douze. Cinq élans étaient sortis sur un petit pré, à quinze pas au plus d’un de nos chasseurs, qui avait tiré quatre coups. Ses voisins avaient complété la fusillade. Cependant, les cinq élans avaient franchi la ligne, mais deux étaient blessés. On se mit à leur poursuite sur la trace de sang. Un paysan-chasseur, vers le soir et à deux lieues de là, atteignit l’un des blessés et l’acheva d’un coup de fusil… Quand nous disposions à sabler la dernière bouteille de champagne, notre hôte nous proposa de tuer le loup qu’il avait pris au piège huit jours avant, et que sa patte blessée n’empêchait pas de bien vivre dans le grenier qu’on lui avait donné pour prison. Quelques chasseurs prirent aussitôt leurs fusils. Mais le loup, bête de grande taille, avait coupé la corde qui l’attachait à un poteau et il errait librement dans son grenier. Alors, un paysan qui n’était pourtant ni jeune, ni grand, ni fort, y entra résolument, y chercha le loup, le vit dans un coin lui saute sur le dos, le prit par les deux oreilles et tout en l’entraînant dans la cour, lui passa une petite corde qu’il lui tourna trois, quatre fois sur le nez pour en faire une muselière. Puis il le jeta sans façon sur ses épaules, comme le bon pasteur le fait de la brebis égarée, et le porta dans un champ hors du village. Nous l’avions tous suivi…

Quand deux ou trois d’entre nous tinrent leurs fusils prêts, le paysan lâcha le loup et lui ôta même la corde du museau. Mais l’animal, penaud et lâche, (on sait que le loup pris n’est pas brave), se tenait blotti sur la neige sans vouloir avancer. Que fit mon paysan ? Il alla le rouler du pied et le frappa de la main pour le faire courir. Alors, se sentant libre et retrouvant enfin courage, le loup s’élança sur lui, l’œil en feu et la gueule béante. Le pauvre homme n’eut d’autre ressource que de se jeter à son tour le ventre dans la neige. Heureusement, nous accourûmes, M.S. et moi, en tirant nos poignards circassiens, et tandis que je mettais le mien entre les dents du loup, mon camarade lui porta dans le flanc une estocade qui pénétra pourtant plus qu’il n’aurait voulu. La lame était entrée jusqu’au poumon et il fallut achever l’animal sur place. Cet intermède nous avait un peu retardés, et le second troupeau d’élans qu’annonçait Dimitri était bien à 15 verstes du village. Il restait à peu près trois heures de jour et nous avions à transporter avec nous toute notre armée de batteurs… En approchant d’un épais massif de sapins, les batteurs firent, trop tôt de notre côté, le bruit qu’ils devaient faire plus tard de l’autre sens. Une grande troupe de quatorze élans s’enfuit devant eux, loin des tireurs, loin de l’enceinte. A cette triste nouvelle, nous poussâmes chacun quatorze hélas ! Dimitri avait tenu sa promesse, mais nous risquions de revenir « choux-blancs », comme les chasseurs endimanchés de la plaine Saint Denis. Enfin, ne perdant pas courage, nous nous plaçâmes rapidement espacés à 80 pas de distance dans une clairière parsemée de futaies qui bordaient le massif. Le numéro 7 donné par le sort, me mettait presque aussi loin du centre de l’enceinte que le n°1 de ce matin. Le signal parti, les cris commencèrent et nos deux cents soldats firent vaillamment leur devoir… L’attente était mortelle, pleine d’angoisse et de colère… La nuit venait. Alors par un mouvement généreux, M.R.T. se dévoua pour le salut commun. Il se jette dans l’enceinte, appelle à lui les plus proches traqueurs, fait resserrer le cercle, redoubler le tapage, lâcher quelques mâtins qu’on tenait en laisse. Bientôt, un coup part. Un second le suit de près, d’autres encore. Je m’aperçois, avec une joie secrète, qu’ils semblent de plus en plus se rapprocher de moi. La fusillade continue, venant toujours de mon côté. Enfin, mon voisin de droite met lui-même en joue. Je vois le feu de ses deux coups, et presque aussitôt apparait un énorme élan, qui venait de recevoir, sans être touché, toute cette décharge, faite d’un peu loin. Il venait très vite, on peut le croire, sans bondir, pourtant sans galoper, et lancé au grand trot comme un cheval anglais.  Dans sa course prise résolument, il se rapprochait chaque fois un peu plus de la ligne des tireurs et parvenu devant ma place, il n’était pas à plus de 80 pas. Je tire. L’élan tombe sur les genoux, met la tête dans la neige et roule pesamment sur le dos. A l’instant même, un second élan sort du massif, presqu’en face de moi et passait à vingt pas plus loin que son camarade abattu. Je lui envoie ma deuxième balle. Il plie, s’affaisse comme si ses jambes se fussent brisées sous lui. Le premier était frappé dans la poitrine, l’autre dans les reins. Quand je vis ces deux monstres étendus à terre, le premier près de l’autre, sur la même ligne et soulevant parfois leurs larges têtes qui retombaient dans la neige, mon cœur se mit à battre si fort que le sang me monta aux yeux. J’eus comme un vertige que tout chasseur comprendra. C'était effectivement un coup rare et triplement heureux. Jamais jusqu’alors je n’avais chassé et vu d’élans et jamais je n’avais tiré à balles forcées. J’étrennais ainsi l’excellente carabine double choisie chez « Lebeda » à Prague…