J’avais passé l'âge de la « Diana » et de la première cartouche au calibre 24. J'étais devenu grand, en tous cas, suffisamment pour obtenir mon premier  permis de chasse. Inutile de préciser qu'en ce qui concerne l'examen, à l'époque, ça n'allait pas chercher bien loin, et cela n'avait été qu'une simple formalité. Il suffisait de répondre exactement le contraire de ce que j’avais appliqué jusqu’alors sur le terrain, surtout pour les questions : « Je tire » et « Je ne tire pas ». Je passais donc de l’âge « jeune-braco-tout-fou-tire-tout » à celui de chasseur adulte responsable… Les moineaux furent soulagés, et il n’était plus question de déplumer le moindre piaf qui n’avait pas au moins la taille du dindon. Au moins…

Ainsi, pour l’occasion de cette première ouverture, j’étais accompagné par mon oncle, et j’avais laissé le vieux calibre 24 à la maison. Pour un dindon, ça faisait trop léger… D’ailleurs, comme moi aussi je l’étais, et que j’avais peur du recul, j’avais opté pour le calibre usuel à l’époque : le 16. J’avais acheté en armurerie au moins 10 boites de cartouches, une boite de chaque numéro ! La veille, on avait fait celles de l’oncle, en calibre 12. Il y en avait de toutes les couleurs en fonction du numéro de plomb. Comme il était un peu « bigleux », il savait qu’une rouge correspondait au 4, une bleue au 6, et une noire au 5, la plus efficace d’après lui, pour le lièvre. Je précise, « lièvre » au singulier, car on en connaissait qu’un seul, un « monstre » qui se baladait en plaine. Mon oncle avait une théorie bien ancrée et personnelle pour débuter l’ouverture : rester sur les chemins de terre, car le capucin, dérangé, les emprunterait à coup sûr… Il n’a pas dû être dérangé souvent, car, pour ma part, je n’ai jamais vu le gros lièvre gambader tranquillement sur le moindre chemin… Par la suite, j’en ai culbuté un dans les carottes et un en vignes, mais ça… c’était plus tard.

 

Revenons donc à cette première ouverture…

J’ai vite compris que la chasse était pour mon oncle une occupation ni plus ni moins qu’une autre. De fait, il n’avait pas du tout la fibre cynégétique, pas le moindre sixième sens, ni le cinquième d’ailleurs, puisque la vue lui faisait faux bond, malgré ses grosses « loupes ». De plus, il était un gaucher qui ne s’ignorait plus, puisque, selon les travaux, il les exécutait soit de la main droite, soit de la main gauche. Manque de bol, en ce qui concerne le fusil, il était uniquement gaucher, alors que le vieux Darne convenait plutôt à un droitier… Bref, il tirait comme une passoire, et je m’en suis très vite rendu compte. Alors que je décidais, d’un commun accord avec moi-même, de quitter le sentier et d’aller enfin mettre les bottes dans la gadoue, une petite compagnie de cailles démarra dans lesdites bottes. Comme elles allaient tout droit, en direction de mon oncle, je me contentais de les suivre du regard. Je m’imaginais déjà les petits rôtis bien dorés au four, mais les deux coups du Darne ne furent suivis d’aucun effet, et me firent vite ravaler ma salive. Fort heureusement, deux d’entre elles avaient décollé en retard et, à mes deux coups tirés presque simultanément, les deux culbutèrent sur le labour. Je n’en revenais pas, c’était mes premières cartouches « pour de vrai » (à part l’épisode du pigeon de la voisine occis au 24, mais ça, ça ne compte pas et il y a prescription…). J’ai aussi très rapidement appris à rester un peu plus humble, car pour retrouver mes futurs rôtis, ça a été pour la première caille, mais pour l’autre… même le chien Oscar qui faisait aussi ses débuts n’a rien trouvé. Oui, j’ai oublié de vous dire qu’Oscar faisait ses débuts, lui aussi. En fait, il aurait été plus juste et précis de l’appeler Oscar 6 ou 7, car il était au moins le numéro 6 des chiens successifs de mon oncle qui les avait tous appelés Oscar…

 

Je pestais de ne pas retrouver ma seconde caille…

- Elle y était pourtant, elle est tombée pile ! 

- Ça ne sert à rien, tu l’aurais vu depuis… 

Mon oncle avait déjà rappelé le chien, et je supposais quelque part… qu’il était peut-être jaloux ! Et ça ne s’est pas amélioré par la suite… J’ai eu la chance de faire tomber mon premier colvert en Durance, pendant que mon oncle a manqué suffoquer après avoir raté de belle manière un splendide coq faisan.

- Oh, le salaud ! 

Ça, c’était son expression favorite, qu’il aboyait quand c’était « inratable ».

- Oh le salaud ! 

Ça c’était pour le garenne qui avait attendu gentiment de se faire mettre en joue. Mon oncle avait très bien visé, très longtemps, trop longtemps même, car il avait oublié, dans l’excitation, de tirer « toujours un peu au-dessus », comme il me l’avait dit lui-même… Quant à moi, la liste s’était suffisamment allongée pour, avec Oscar, on se décide à tout faire pour que mon oncle ne revienne pas bredouille. Pas besoin de parler, Oscar 6, lui, avait bien son sixième sens, et il se doutait que, d’une façon ou d’une autre, si le patron rentrait bredouille, il serait le responsable… Alors, pour éviter la gamelle vide, dans sa tête de cabot, il a vite compris qu’il fallait faire quelque chose… L’occasion se présenta. Pour la seconde fois, on avait entendu, à quelques minutes d’intervalle :

- Oh, la salope ! 

La poule faisane devait un peu en avoir marre de se faire tirer dessus ainsi, et elle s’était reposée en plein milieu d’un labour, peut-être pour narguer un peu plus mon oncle, allez savoir ! Après, vous l’avez déjà compris, le chien entrait en action. « Devant, doucement… doucement… doucement ! Mais merde, doucement… ». Soudain la chaine s’arrêta brusquement. Oscar 6 marquait l’arrêt, mon oncle aussi, et moi de même à ses côtés… La poule décolla dans un bruyant battement d’ailes. Mon oncle tira, moi aussi dans le même temps, et… la poule tomba.

- Ah, quand même ! Tu as vu Jean-Paul, elle n’a pas fait un pli celle-là !

- Ah ça oui mon oncle, tu as fait un tir « royal » !

J’ai attendu quelques minutes avant de retirer discrètement la douille, en priant Saint Hubert qu’il n’envoie pas un gibier pendant que le canon de droite était déchargé. Le grand saint m’a très bien entendu, et, de la matinée, on n’a plus vu aucun gibier. On a pris le chemin du retour, mon oncle me faisant l’honneur de me laisser porter « sa » poule. Mais, en passant à proximité de l’endroit où j’avais fait mon doublé de cailles, j’ai dit à l’oncle :

- Robert, je retourne au doublé récupérer mon mouchoir…

Est-ce la lumière du jour qui avait changé ? Toujours est-il que j’ai récupéré mon mouchoir, et… tout à côté, la deuxième caille, raide morte.

Depuis, j’ai toujours laissé un mouchoir là où un gibier était tombé. Mon oncle aussi d’ailleurs, mais il en a tellement laissé pour me faire croire que le gibier était touché qu’il doit y en avoir encore quelques-uns, oubliés dans ces coins de Durance. Et même sans doute cette vieille palombe qui se rappelle avoir entendu siffler les plombs, et aussitôt après la voix tonitruante de l’oncle :

- Oh, la salope !