« On y va ! » 

Chanceux, le René et le Nini sont restés au village. Les fusils n’ont pas été déposés à la gendarmerie et, bien que la chasse soit interdite, on bricole un peu les soirs de pleine lune. L’Argonne est riche en sangliers et nos deux compères ont déjà réussi quelques coups fumants. Ce soir-là, ils ont décidé d’aller affûter à la queue de l’étang de Lavoye. Cette zone de roseaux impénétrables et de marais plaît particulièrement aux bêtes noires. Toute la semaine, le René et le Nini ont fait du bois de chauffage dans le secteur, histoire de bien repérer les coulées et d’en apprécier les fréquentations. Une opération d’affût doit être menée rondement et surtout ne pas être renouvelée si on ne veut pas attirer l’attention. La tactique est donc simple : faire un repérage savant, prélever une à deux bêtes et changer de secteur. La nuit tombe doucement. Le Nini est déjà prêt. « Ne nous pressons pas, le rassure René. Avec cette lune, les sangliers sortiront très tard. Viens plutôt m’aider à faire quelques cartouches. » Et voilà nos deux compères qui s’installent chez grand-mère Justine et entreprennent de confectionner une demi-douzaine de chevrotines de douze graines. Le René n’avait jamais de cartouches d’avance. Il les fabriquait toujours juste avant la chasse, ce qui lui évitait de les voir gonfler par l’humidité. L’usine à cartouches, comme ils l’appelaient, était cachée dans la chambre à four, pièce la plus sèche de la maison et tenait tout entière dans trois grandes boîtes métalliques à biscuits. Derrière, l’étagère au tiroir secret contenait tout le matériel nécessaire à la fabrication des précieux projectiles. En ouvrant les grandes boîtes à biscuits, on découvrait des boîtes de plombs, rigoureusement triés, des boîtes de poudre à l’origine incertaine, des amorces (dans des boîtes d’allumettes), des mesures à poudre et à plombs, un trébuchet démonté, des étuis cartonnés soigneusement paraffinés, des bourres grasses, des cartons numérotés et la précieuse sertisseuse, instrument de magie capable de transformer cet inventaire abracadabrantesque en cartouches de chasse aptes à « mettre bas » le plus fort des sangliers. L’éternelle cigarette au coin des lèvres, le René confectionnait ses cartouches en grimaçant, les yeux irrités par la fumée.  Attentif, absorbé par son travail, il faisait régulièrement passer le mégot d’un coin à l’autre de sa bouche, d’un coup de langue appliqué. Une dernière cartouche, un dernier demi-canon derrière la cravate (on ne buvait ici le vin que par demi-canon à la fois) et il est temps de s’équiper. Le René était particulièrement soigneux et tenait à son confort. S’asseyant sur une chaise paillée, il entreprit de confectionner ses russes en croisant plusieurs fois un grand carré de toile autour de chacun de ses pieds nus. Puis, après avoir vérifié que le cloutage de ses galoches à semelles de bois était complet, pour ne pas signer son passage dans la boue des chemins, il enfila soigneusement ces dernières en prenant son temps pour bien les lacer. Se levant, il fit quelques pas et enfila ses hautes guêtres de cuir, moulées à la forme de son mollet. La ceinture de flanelle maintenant, tenue par un fort ceinturon à deux ardillons, la veste et le béret bien rond et voilà notre homme prêt à son tour.

 

C’est risqué !

Les fusils démontés sont prestement emballés dans des sacs à pommes de terre avant de disparaître sous les grands manteaux de bergers. Grand-mère Justine arrive alors, et, les traitant de fous, leur recommande d’être prudents... Les routes ne sont pas sûres avec tous ces Allemands. Nos deux compères partent à pied. La nuit est claire et on y voit comme en plein jour. Cette lumière est pour l’instant un gage de sécurité. Ils longent la route de Waly jusqu’aux Royettes sans l’emprunter et s’enfoncent dans le bois. Conscients, ils savent ce qu’ils risquent et sont maintenant particulièrement attentifs à tout ce qui se passe autour d’eux. Il faut monter les armes.

 

Du bruit, là, devant !

 Pour le faire, ils disparaissent dans un fossé, extirpent les fusils des sacs, ajustent les pièces et glissent les précieuses chevrotines dans les canons. Pas un mot, pas un bruit. Ils cachent ensuite sacs et manteaux qu’ils récupéreront à leur retour. Ils poursuivent leur chemin, tous les sens en éveil. Leur progression est maintenant ponctuée par de nombreuses haltes. Ils écoutent, le silence les rassure. Parfois, un claquement d’ailes dans les branches salue leur passage et les immobilise un instant. Au loin, seules les hulottes poussent sans discontinuer leur lugubre « loulouououou ». Les roseaux de l’étang apparaissent enfin et forment un rideau sombre. Pas un souffle de vent n’anime le lieu. Les sangliers seraient-ils déjà sortis ? Nos compères arrivent à la coulée repérée dans la semaine. Elle conduit à un petit parc tout vermillé où ils se postent maintenant. Pas question de se séparer et à deux... on a moins peur. Ils n’ont pas échangé une parole depuis leur départ, habitués qu’ils sont à bricoler ensemble,  mais là, le Nini confie quand même au René qu’il n’est pas tranquille. « Calmons-nous et attendons » rétorqua ce dernier, manifestement mort de trouille mais gardant sa superbe. La forêt, qui observait nos deux amis, se rassure à son tour de les voir immobiles et reprend son activité nocturne : hulottes dans les épicéas, poissons qui gobent dans l’étang. Une légère brise anime parfois les roseaux maintenant et met nos chasseurs en alerte. Un bruissement plus insistant indique soudain qu’il se passe quelque chose. La forêt elle aussi est en alerte et s’est tue. Le doigt sur la détente, les chasseurs attendent, tendus. Le bruit s’amplifie, se rapproche. Prêts à tirer, le René et le Nini épaulent dans la coulée, quand soudain apparaissent... deux Allemands. « Des Boches » lâche René, « terroristes ! » répondit l’Allemand ! Et les Allemands levèrent les mains en l’air à la surprise de nos braconniers, qui profitèrent de leur avantage pour les détailler. Étrange ! Bien qu’armés de leurs Mauser, ils étaient débraillés et leur uniforme incomplet. Pas de colliers de chien métalliques pendant au bout de leurs chaînes, pas de casques pour assombrir les visages. Pensant à une embuscade de maquisards, ils sont terrorisés. Après de très longues secondes d’observation, ils tentèrent de s’expliquer. Mais, comme souvent et pour corser les débats, personne ne parlait la langue de l’autre. Nos amis sont parvenus enfin à comprendre qu’ils venaient de « pincer », bien involontairement, deux braconniers allemands. Les Français risquaient la déportation et les Allemands le front russe. Alors autant en rester là. Excuses, sourires gênés, on baisse les armes et on s’esquive. Entre braconniers, même si on ne se comprend pas, on se respecte ! Après une pareille leçon, le René et le Nini ne sont plus allés bricoler à l’étang de Lavoye. Après tout, il y a tellement de place ailleurs. Une seule question subsistera quand même, hantant longtemps les esprits du René et du Nini, celle de savoir comment nos Allemands ont raconté cette mésaventure, quand, enfin, ils ont osé le faire.