Cette vision caricaturale empêche d’imaginer des solutions concertées, où la rétention de l’eau excédentaire servirait l’intérêt général : alimentation des nappes, soutien des étiages, irrigation raisonnée, prévention des inondations. A force de voir des prédateurs partout, on finit par ne rien faire, laissant l’eau repartir trop vite vers la mer. Mais personne ne propose de privatiser l’eau dans son ensemble : il s’agit simplement de mieux la capter temporairement lorsque les conditions le permettent. Le vrai débat n’est pas entre « laisser faire la nature » et « exploiter l’eau », mais bien de construire un modèle où la régulation du débit devient une fonction écosystémique, assurée à la fois par les ouvrages naturels (zones humides, boisements) et des infrastructures adaptées (retenues temporaires, bassines, canaux régulateurs). Ce blocage mental constitue aujourd’hui un frein majeur, car il paralyse la mise en œuvre d’une gestion raisonnée, concertée et efficace...
Des solutions concrètes pour un cycle maîtrisé et partagé
Comment alors ralentir cette eau précieuse, sans nuire aux milieux et sans nourrir des fantasmes d’accaparement ? La réponse réside dans des dispositifs simples et intelligents, dimensionnés aux réalités locales : bassines, retenues collinaires, zones d’expansion des crues, petits barrages réversibles... Tous ces outils permettent de capter l’excédent passager lors des crues, sans prélever le débit vital des cours d’eau. Il faut oser combiner savoir-faire ancestral et technologies nouvelles : systèmes de gestion automatique des vannes, outils de modélisation hydraulique, programmes de restauration des zones humides. L’acceptabilité sociale passe par une transparence totale des projets : gestion publique ou associative, bénéfices clairement identifiés pour les habitants (réserves incendie, soutien à l’agriculture durable, préservation de la biodiversité). L’eau n’est pas un produit que l’on consomme puis qui disparaît : elle circule et reste dans le grand cycle. Le rôle de l’homme doit être de retarder son départ inutile vers la mer, de multiplier les usages avant ce retour inéluctable. Cela suppose une vraie politique hydrologique intégrée, lisible, partagée par tous, bien loin des querelles idéologiques stériles.
Les bassines : régulation hydraulique et gestion raisonnée
Les « bassines », ces retenues d’eau de grande capacité construites en plaine ou en zone agricole, suscitent aujourd’hui de vives polémiques. Pourtant, si l’on écarte les caricatures, leur principe est simple : stocker, en période de hautes eaux, un excédent qui serait de toute façon perdu pour les milieux comme pour les activités humaines. Ces volumes sont ensuite disponibles au printemps ou en été, lorsque les sols s’assèchent et que les besoins des cultures sont les plus importants. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, il ne s’agit pas de « voler » l’eau des rivières au détriment des écosystèmes, mais bien de capter un surplus qui, faute d’être retenu, accélère l’érosion des sols, augmente le risque d’inondations en aval et finit par rejoindre la mer sans profit pour les bassins versants. Bien dimensionnées et judicieusement implantées, ces bassines peuvent aussi remplir d’autres fonctions : soutien des étiages, rechargement des nappes phréatiques par infiltration lente, réserve pour les incendies, abreuvoir pour la faune. La clé de leur acceptabilité sociale réside dans leur gouvernance : des projets collectifs, transparents, assortis de garanties environnementales, et non des installations réservées à quelques exploitants. On pourrait imaginer des bassines partagées, cogérées par les agriculteurs, les collectivités et les associations environnementales, afin de dépasser les clivages et de replacer ces ouvrages dans une logique d’intérêt général. En montagne, un autre exemple de stockage temporaire, souvent négligé dans les débats sur la gestion de l’eau, est celui des canons à neige. On les présente volontiers comme un symbole de déraison écologique, associé à un tourisme hivernal coûteux en énergie et en eau. Mais on oublie que, dans leur principe, ces dispositifs participent eux aussi à une régulation du cycle hydrologique. En transformant de l’eau prélevée au moment des crues hivernales, en neige artificielle, ils retardent sa restitution à la nature. Cette neige se mêle au manteau naturel et fond plus tardivement au printemps et en début d’été. L’eau ainsi stockée rejoint alors progressivement les torrents, les nappes et les réservoirs, alimentant la ressource en période de tension hydrique. Bien sûr, cela suppose que les prélèvements soient effectués quand l’eau est excédentaire (et non en période de pénurie) et que la production de neige soit raisonnée, ajustée aux besoins réels et intégrée dans un plan global de gestion des ressources.
En ce sens, les canons à neige ne devraient pas être systématiquement opposés à la logique de préservation : ils peuvent, dans une approche raisonnée, devenir des outils complémentaires d’un stockage temporaire, à condition d’en maîtriser les impacts énergétiques et environnementaux. Là encore, c’est la conception des projets, leur ancrage territorial et leur transparence qui feront la différence entre un usage pertinent et une dérive.
Quelques chiffres pour éclairer le débat sur la rétention de l’eau
- Les apports : la France reçoit en moyenne 500 milliards de m³ d’eau par an sous forme de précipitations. Environ 60 % de cette eau s’évapore ou est transpirée par la végétation, 30 % ruisselle vers les cours d’eau, soit environ 150 milliards de m³, dont une large part rejoint la mer sans être valorisée. Enfin, les 10% restant alimentent les nappes souterraines de façon durable.
- Les bassines agricoles : une bassine moyenne peut stocker entre 100 000 et 300 000 m³ d’eau, prélevés en hiver, soit l’équivalent des besoins annuels en irrigation de 100 à 200 hectares de cultures. Sur un bassin versant, prélever l’excédent des cours d'eau à partir de 15% au-dessus du débit moyen, lors des crues hivernales, représente un impact nul sur les écosystèmes, puisque cette eau repart à la mer à la vitesse de 3 à 8 km/h, c’est-à-dire y arrivera dans les 2 à 5 jours suivants. Un projet collectif de bassines en Charente prévoit de stocker 5 millions de m³ d’eau sur l’ensemble des retenues pour sécuriser l’agriculture et recharger les nappes.
- Les canons à neige : en montagne, les prélèvements pour la neige artificielle représentent en moyenne 1 % des volumes d’eau du bassin versant d’une station (source : ANMSM). La fabrication d’un m³ de neige artificielle nécessite environ 400 litres d’eau, et cette eau est restituée à 90 % lors de la fonte printanière. Les stations équipées de retenues collinaires (par exemple dans les Alpes du Sud) peuvent stocker jusqu’à 200 000 m³ d’eau, prélevée uniquement lors des excédents hivernaux.
- Le cycle global : chaque année, ce sont plus de 100 milliards de m³ d’eau douce qui repartent vers la mer en France sans être utilisés, ni stockés. Ces données montrent qu’il est possible de capter une part minime de cet excédent hivernal (moins de 10 % souvent suffirait) pour des usages stratégiques, sans nuire à l’équilibre des écosystèmes.