Vase, roseaux et épines noires
Sur plusieurs centaines de mètres, l’équipe progresse rapidement, presque en ligne droite, des traces sanglantes confirmant le bon travail du chien. Puis, la première difficulté se présente : un énorme saule dont les racines sont hors de l’eau, sous lesquelles décampe une compagnie de bêtes noires. Il y avait, d’après Jean-Pierre, trois belles laies et une dizaine de bêtes rousses. Duck, perturbé par ce remue-ménage, fouille consciencieusement les bauges. N’y trouvant pas l’odeur qu’il suivait depuis le départ, il quêta aux alentours pour retrouver le passage de l’animal blessé. Quelques minutes plus tard, après une exploration méthodique, le chien repart, entraînant dans son sillage le conducteur et les deux accompagnateurs. La voie s’enfonce maintenant dans une végétation plus dense, composée d’épines, de rejets et de branches cassées. Le chien tire sur la longe, sentant devant lui l’objet de la recherche. Une bauge, sous une grosse branche cassée, avec une belle tache de sang frais, indique que le sanglier vient de quitter les lieux. Bernard prend la décision de lâcher le chien. Invitant ses collègues à le rejoindre, il arrête Duck et le libère de la botte. Immédiatement, le teckel disparaît. « Attendons un peu », dit Bernard. Tous trois, attentifs au moindre bruit, entendent soudain, à quelques dizaines de mètres, le chien qui se récrie, et cela ne bouge pas de place. « Il est au ferme ! » lance Bernard. « Restez bien derrière moi... ». Les trois compères s’enfoncent dans la « jungle » vers l’endroit d’où provient la voix de Duck, aux prises avec le sanglier. Mais dans ce décor fourré, leur avancée n’est pas silencieuse. Parvenus à une dizaine de mètres, avant d’avoir vu quoi que ce soit, la bête noire lève le ferme et s’enfuit, poursuivie par le chien. La menée, au fur et à mesure qu’elle s’éloigne, devient de moins en moins perceptible. Nos trois chasseurs décident alors d’avancer dans la direction de fuite, attendant le retour du chien de rouge. La matinée passe ainsi, longue et inquiétante. Vers midi, Claude, le tireur, s’excuse de devoir les quitter et prend congé : son travail l’attend. Jean-Pierre, lui, invite Bernard à attendre sur place, le temps d’aller au village chercher de quoi se restaurer.
Une attente… interminable
Le calme est revenu sur les bords du lac. Seuls quelques oiseaux semblent défier les lois de la pesanteur, dessinant des arabesques dans le ciel. Après une rapide collation réparatrice, nos deux amis reprennent leur progression, maintenant au hasard. Il n’y a plus aucun indice, ni sonore ni visuel. Et c’est ainsi que le soir vient, laissant Duck dans la nature… mais où ?
Le lendemain, Bernard entreprend les recherches dans les villages environnants, questionnant ici et là, puis sur les routes périphériques, s’attendant à chaque virage à voir ce qu’il craint le plus. Mais rien. Aucune trace de Duck. Tous les jours de la semaine, chaque heure de libre voit Bernard reprendre son bâton de pèlerin à la recherche de son chien. Rien. Aucun témoignage, aucune trace. À croire que Duck s’est volatilisé. Bernard se fait à l’idée qu’il ne reverra jamais plus son brave petit compagnon. Mais... le deuxième dimanche, c’est-à-dire treize jours après la disparition de Duck, dans la chasse communale de B…, à quelques kilomètres de là, les chasseurs décident de faire les coteaux des vignes, un milieu composé d’anciennes treilles au milieu desquelles des résineux ont tenté de se faire une place au soleil. Jacques, le doyen, occupe comme toujours le même poste, à mi-pente, à proximité d’une belle coulée que doivent emprunter tous les voyageurs sauvages du pays. Un peu plus haut, une galerie témoigne de l’ancienne occupation des lieux par des blaireaux. Jacques s’approche de la gueule du terrier, intrigué par la masse noire en décomposition qui la recouvre.
Il n’en croit pas ses yeux : un énorme sanglier, bien armé mais grouillant d’asticots, semble agité de spasmes nerveux. Il appelle son voisin : « Dominique, viens voir ! C’est incroyable ! ». Son voisin accourt. Pas de doute : le sanglier remue encore… Alors, prenant leur courage à deux mains, ils tirent la carcasse qui, d’un seul coup, dégage la gueule du terrier. Dessous, apparaît alors une petite tête de teckel, apparemment fatigué mais en bonne santé. La relation avec la disparition de Duck, dont tous les chasseurs des environs connaissaient l’histoire, est immédiatement faite, et Bernard est appelé. Trente minutes plus tard, il est là, les larmes aux yeux, tenant dans ses bras son petit chien.
L’examen vétérinaire confirma l’état de fatigue de Duck, mais il n’était pas très amaigri par ce long séjour sous terre. Nos protagonistes reconstituèrent le périple du chien : après avoir été relevé, le sanglier partit en ferme roulant, probablement jusqu’à cet endroit où, à bout de course, épuisé par sa blessure, il fit face au chien. Et c’est sans doute lors d’une ultime charge, que le teckel évita en se réfugiant dans la galerie, que le sanglier tomba raide mort, obstruant, de son corps énorme, la seule issue possible. Ainsi, Duck, se nourrissant de la bête par en dessous et léchant les gouttes d’eau qui coulaient le long des soies pour s’abreuver, put résister treize jours… dans son terrier.