Mugabe, qui postulait pour la présidence du Zimbabwe, pris dans la logique infernale de l’hospitalité diplomatique, choisit d’enfreindre discrètement la loi. Il fit pression sur les autorités du parc. Ceaușescu, expliqua-t-il, ne pouvait pas repartir sans trophée. Il fallait donc un éléphant. Peu importait lequel. Les officiels de la faune protestèrent mollement, mais se plièrent à l’ordre : Gonorenda serait sacrifié. Tout fut orchestré dans le plus grand secret. Les pistes furent dégagées, l’itinéraire sécurisé. Des pisteurs locaux, mal à l’aise mais bien payés, repérèrent l’animal et le poussèrent lentement vers une clairière. Un hélicoptère fut prêté par l’armée, et le vétérinaire du parc, horrifié, se vit contraint d’assister à l’opération, au cas où le tyran raterait sa cible. Ceaușescu embarqua dans l'appareil, en tenue de chasseur de salon, le fusil clinquant, les bottes sans trace. Il voulait tirer, mais il voulait surtout qu’on le photographie. La chasse ne fut donc qu'un simulacre. L’éléphant regardait le curieux objet volant qui le survolait. Sans méfiance, il s’arrêta, trompe levée. Une première balle tirée ne fit que du bruit, mais la seconde toucha l'animal sur le dos. Gonorenda ne savait pas que l’humain, même en costume de gala, pouvait tuer. L’animal chancela puis gagna le couvert d'un grand arbre sur lequel il s'appuya. L'hélicoptère se posa un peu plus loin, laissant le dictateur, et les guides qui l'attendaient au sol, s'approcher. La troisième balle fut tirée à moins de vingt mètres et sans cri, Gonorenda s’écroula dans la poussière, comme un monument qu’on aurait miné de l’intérieur. Ceaușescu leva le poing, triomphal. Le photographe officiel capturait l’instant : le dictateur, debout, seul face à son œuvre, les lunettes noires et le fusil encore fumant. Il croyait à sa propre légende. On découpa rapidement les défenses, puis le corps de l'animal fut abandonné sous des tas de branches, à l’abri des regards. La mort devait rester discrète. Le vétérinaire jeta un regard vers les arbres : des babouins observaient la scène en silence. Et pour ce fait d'arme, le Premier ministe Mugabe remit au dictateur roumain une décoration officielle pour services rendus à l’amitié entre les peuples. Ceaușescu quitta le pays le soir même, ravi...

 

Mais l’histoire ne s’arrêta pas là...

Quelques jours plus tard, la presse locale, à peine contrôlée, publia une brève nécrologie de Gonorenda, sans nommer les auteurs. « Le vieux roi n’est plus. » Des photographies clandestines montrèrent le sol maculé de sang dans une clairière interdite. Un ancien guide du parc, outré, dénonça publiquement « le meurtre d’un monument vivant pour flatter l’égo d’un étranger ». La direction du parc resta muette et le gouvernement fit taire les rumeurs. Pourtant, au sein du peuple shona, une légende naquit. On disait que le vieux Gonorenda avait été tué par un homme sans honneur, qu’il n’avait pas chassé, mais trahi. Certains murmuraient que depuis, les éléphants évitaient cette clairière. Qu’aucun troupeau n’y repassait. Le sol y restait sec, stérile, comme souillé. En Roumanie, les défenses de Gonorenda trônèrent dans l'une des salles de chasse de Ceaușescu, parmi les ours des Carpates et les mouflons des Balkans. Il racontait à ses hôtes que l’éléphant l’avait presque chargé, qu’il avait fallu trois balles et des nerfs d’acier. Personne n’osait contredire le récit. Trois ans plus tard, en décembre 1989, Ceaușescu fut renversé. Jugé sommairement, il fut exécuté aux côtés de son épouse. Les défenses disparurent. Certains disent qu’elles furent volées par un soldat, d’autres qu’elles furent vendues à un diplomate européen. D'autres encore, plus romantiques, affirment qu’elles furent remises secrètement au Zimbabwe, où elles seraient enterrées sous le grand arbre de la clairière où périt Gonorenda. La vérité, elle, gît sans aucun doute entre le mensonge diplomatique, l’arrogance d’un tyran et la dignité silencieuse d’un vieux géant abattu pour l’orgueil d’un homme qui croyait tuer le sauvage, alors qu’il n’a fait que trahir l’humain...